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des traiteurs, tout ce que l'on peut voir de plus beau. Il se fait des affaires pour des millions; la foire dure six semaines.

      Les affaires de mon maître terminées, nous partîmes après avoir réuni nos chevaux et les avoir dirigés sur Coulommiers. Ce voyage fut long; nous fûmes deux mois dehors de la maison. Quelle joie pour madame de nous voir arriver!

      Mon maître me dit: «Il faut que je fasse une dépense pour nos chevaux, je vais leur faire faire de belles couvertures et des oreillères; ça les parera; je veux qu'elles soient à raies. Allons chez M. Brodart de suite; c'est une dépense nécessaire pour les présenter.» Tout fut terminé dans huit jours. J'étais fier de voir mes beaux chevaux parés de si belles couvertures. Aussitôt, M. Potier part pour Paris, va rendre compte de son emplette à son représentant, annonce que les vingt chevaux étaient chez lui, et que, si monseigneur voulait les voir, il venait le prévenir. «Sont-ils beaux? dit-il. Dimanche nous serons chez vous à deux heures; un de mes amis et son épouse et la mienne. Nous serons quatre; prévenez Mme Potier que je lui mène deux dames.»

      Leur belle chaise de poste arrive à deux heures devant la maison. Monsieur et madame les reçoivent et les mènent de suite au salon où se trouvait une collation superbe. Ces dames furent satisfaites du bon accueil de madame; M. Potier avait invité les amis du représentant. Le dîner fut superbe; madame invita à faire un tour de jardin qui fit plaisir à ces dames, et les messieurs visitèrent les beaux chevaux; les couvertures firent merveille: «Ils sont très beaux, vos chevaux; nos gardes vont être bien montés, les tailles sont superbes. Je vous fais mon compliment, je vais écrire de suite au président du Directoire; ils seront reçus au Luxembourg; vous pouvez les faire partir dans les vingt-quatre heures. Deux jours de repos suffiront pour les présenter; nos messieurs seront satisfaits de les voir, laissez-leur les couvertures; ils sont bien couverts comme cela, on vous payera vos couvertures à part. Combien vous coûtent-elles?—Quatre cents francs.—Bien, tout cela vous sera remboursé. Faites-les sortir que nous les voyions dehors. Ils surpassent les chevaux de nos grenadiers; ça montera nos sous-officiers; ce sont de belles bêtes. Faites-les partir demain; il vous faut trois jours et deux jours de repos, je serai à Paris pour les présenter à ces messieurs.»

      Nous arrivâmes au Luxembourg le quatrième jour; tout était prêt pour nous recevoir. Les beaux sous-officiers et grenadiers nous entourent, prennent nos chevaux, et les placent, on peut dire, dans un palais. Je n'avais jamais vu de si belles écuries. M. Potier nous fit ôter les couvertures pour les panser, et les grenadiers s'en chargèrent: «Vous pouvez les laisser à nos soins, dit un officier, cela nous regarde, vous leur mettrez les couvertures après le pansement.»

      Le lendemain, M. Potier reçut l'ordre de présenter ses chevaux à une heure dans l'allée des beaux marronniers du jardin. À deux heures arrivent une vingtaine de messieurs qui admirent nos chevaux et les font trotter. Un officier vient près de moi, et me dit: «Jeune homme, on dit que vous savez monter à cheval.—Un peu, monsieur.—Eh bien! voyons cela. Montez le premier venu.—Ça suffit.»

      Il me mène près d'un maréchal des logis, et lui dit: «Donnez votre cheval à ce jeune garçon pour qu'il le monte.—Merci», lui dis-je.

      Comme j'étais content! Me voilà parti au pas; mon maître me dit: «Au trot!» et je reviens de même: «Repartez au galop.» Je fendais le vent.

      Je présentai mon cheval devant tous ces gros messieurs, et les quatre pieds sur la même ligne: «Qu'il est beau! ce cheval, dit-on.—Ils sont tous de même, messieurs, dit M. Potier. Si vous voulez, mon jeune garçon vous les montera tous.»

      Ils se consultent tous ensemble et s'arrêtent devant un cheval qui avait eu peur.

      Ils me firent appeler:

      «Jeune homme, dit le représentant qui me connaissait de Coulommiers, faites voir ce cheval à ces messieurs; montez-le!»

      Je le fais trotter sur tous les sens, et au galop encore une fois. Je reviens le présenter. On dit: «C'est bien monter; il est hardi, votre jeune homme.» M. Potier leur dit: «C'est lui qui a dressé le beau cheval de Mgr le président; personne ne pouvait le monter, il a fallu le mener en plaine et il l'a rendu docile comme un mouton.» Le président dit à un officier: «Donnez un louis à ce jeune homme pour le cheval qu'il m'a dressé et cent francs pour ceux-ci; il faut l'encourager.»

      L'officier dit aux gardes: «Vous voyez ce garçon comme il manœuvre un cheval.» Je fus bien récompensé par tout le monde; les militaires me pressaient les mains en disant: «C'est un plaisir de vous voir à cheval.—Ah! je les fais obéir, je corrige les mutins et flatte les dociles; il faut qu'ils plient sous moi.»

      Enfin, M. Potier livre ses vingt chevaux qui furent tous acceptés, avec les couvertures, sur un mémoire à part, et tous les frais de voyage à leur compte. «Sans cela, leur dit M. Potier, je serais en perte.» On lui répond: «Vous êtes connu, les remontes que vous avez fournies ne laissent rien à désirer.—Je vous remercie, dit M. Potier.—Vous ferez trois mémoires: on vous fera trois mandats que vous toucherez au Trésor; ils seront signés par le trésorier du Gouvernement et seront payés à vue. Maintenant, je vous nomme pour recevoir six cents chevaux qui arrivent d'Allemagne; taille de chasseurs et hussards. Cela vous convient-il? Il vous faut de huit à dix jours pour les recevoir. Vos appointements seront de trois francs par cheval, y compris votre garçon, qui les montera tous; et surtout soyez sévère avec les Allemands; vous recevrez des ordres aussitôt l'arrivée.—Vous pouvez compter sur moi.—Les officiers seront là pour recevoir leurs chevaux.»

      M. Potier finit ses affaires et nous partîmes pour Coulommiers où monsieur fut bien fêté à son arrivée de ce voyage de trois mois; toutes les affaires de la maison étaient comme monsieur le désirait. «Eh bien! mon ami, es-tu content de ton voyage?» dit Mme Potier.—Je suis enchanté de ces messieurs. Tout s'est passé pour le mieux du monde. Jean s'est surpassé d'adresse; il s'est fait remarquer de tout le monde; de plus, il est invité à venir avec moi pour recevoir six cents chevaux de remonte pour la cavalerie et c'est lui qui est nommé pour les monter; tous ces messieurs l'ont compris dans les émoluments qui me sont alloués. Tu peux lui faire ton cadeau, il le mérite. Il a soufflé le pion aux grenadiers du Directoire pour manier un cheval.»

      Madame me mène le dimanche à la ville et me fait cadeau d'un habillement complet: «Vous enverrez tout cela à mon mari avec la facture acquittée.»

      Combien je fus flatté de ce procédé! M. Potier me présente le paquet: «Voilà le cadeau que vous avez mérité! Il faut lui faire faire son habillement de suite. Demain nous reprendrons nos travaux au moulin; il nous faut deux cents sacs de farine pour Paris.»

      Toute la semaine fut employée au moulin; le dimanche nous passâmes nos chevaux en revue; monsieur et madame furent dîner en ville. Et moi de régaler tous les domestiques de nos voyages, racontant tout ce que j'avais vu à Paris. Le soir, je fus chercher mes maîtres sans leur permission. Ils furent contents de cette attention et je les ramenai à minuit. Le lendemain, je reçus mes habillements; tout était complet.

      «Allons, Jean! il faut voir si tout cela va bien!» Ils me mènent dans leur chambre et président à ma toilette, disant: «On ne vous reconnaîtra plus!… Tenez, ajoute madame, voilà des cravates et des mouchoirs de poche. Je vous ai acheté une malle pour mettre toutes vos affaires.—Monsieur et madame, je suis confus de toutes vos bontés.»

      Le dimanche je m'habille et parais devant tout le monde de la maison, comme si je sortais d'une boîte. Tous mes camarades de me toiser de la tête aux pieds, et tout le monde de me faire des compliments. Je les remerciai par une poignée de main, et je fus rempli d'attention pour tous.

      Les années se passaient dans une servitude douce, quoique pénible, car je me multipliais, je veillais à tous les intérêts de la maison. Des souvenirs s'étaient glissés dans ma tête, je pensais à mes frères, à ma sœur, et surtout aux deux disparus de la maison à un âge si tendre, je n'étais pas maître de retenir des larmes sur le sort de ces deux pauvres innocents; je me disais: «Que sont-ils devenus? Les a-t-elle détruits, cette mauvaise femme?» Cette idée me poursuivait partout, je voulais aller m'en

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