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Dante et Goethe: dialogues. Daniel Stern
Читать онлайн.Название Dante et Goethe: dialogues
Год выпуска 0
isbn 4064066083069
Автор произведения Daniel Stern
Жанр Языкознание
Издательство Bookwire
DIOTIME.
Je vous défie bien d'y échapper en parlant de Dante ou de Gœthe. Mais votre maître lui-même, le très-sensé Voltaire, n'a-t-il pas confessé, à sa façon gauloise, l'inexplicable, le mystère, au commencement de toutes choses, aussi bien de la vie physique que de la vie morale?
MARCEL.
«Les hommes ne savent point encore comme ils font des enfants et des idées.» C'est à cette boutade que vous faites allusion?
DIOTIME.
Boutade plus profonde encore qu'humoristique, et qui devrait vous rendre moins prompt à rejeter l'inexplicable; car elle vous montre que les plus grands actes de la création divine dans l'humanité restent absolument incompréhensibles à l'homme qui paraît les vouloir, et qui les accomplit.
ÉLIE.
Y a-t-il quelqu'un de vous qui se rappelle le beau passage d'Arago sur la naissance des idées?
DIOTIME.
Je ne crois pas le connaître.
VIVIANE.
Ni moi.
ÉLIE.
Je ne le connaissais pas hier; mais j'en ai été si frappé, en feuilletant ce matin, par hasard, la notice sur Ampère, que je l'ai aussitôt transcrit sur mon calepin… Écoutez: «Eh! grand Dieu! que savons-nous du travail intérieur qui accompagne la naissance et le développement d'une idée? Ainsi qu'un astre à son lever, une idée commence à poindre aux dernières limites de notre horizon intellectuel. Elle est d'abord très-circonscrite; sa lueur incertaine, vacillante, semble nous arriver à travers un brouillard épais. Ensuite, elle grandit, prend assez d'éclat pour qu'il soit possible d'en entrevoir toutes les nuances, ses contours se distinguent avec précision de ce qui n'est pas elle. À cette dernière période, mais alors seulement, la parole s'en empare avec avantage, la féconde, lui imprime la forme hardie, pittoresque, socratique, qui la gravera dans la mémoire des générations.»
DIOTIME.
Voilà qui est admirable, et cette belle prose, à la fois scientifique et imagée, est d'inspiration tout à fait gœthéenne… Mais revenons à notre jeune Dante. Il a neuf ans. On est aux premiers jours du mois de mai. Il accompagne son père dans la maison voisine de Folco Portinari, magnifique patricien, qui célèbre, selon la coutume florentine, par des danses et des festins, le retour du printemps. Dans cette maison, ouverte à la joie et aux bruyants plaisirs, Dante aperçoit, pour la première fois, la fille de Folco, Béatrice. Elle est plus jeune que lui de quelques mois à peine. Elle est, comme lui, grave et noble en son air enfantin. Elle porte un vêtement couleur de pourpre que retient une ceinture, «telle qu'elle convenait à son extrême jeunesse.»
«Elle avait, dit la Vita Nuova, une attitude et une démarche si pleines de dignité, de grâce céleste, qu'on aurait pu dire d'elle ce qu'Homère dit d'Hélène: «qu'elle paraissait fille, non d'un mortel, mais d'un dieu.» À sa vue, l'enfant poëte sent à ces profondeurs qu'il appellera plus tard le foyer le plus secret de l'âme, l'esprit de vie tressaillir. Son cœur a des palpitations terribles. Il subit l'empire du Dieu. Il s'y soumet. «Ecce deus fortior me!»
En ce moment solennel, qui passe inaperçu au milieu du tumulte de la fête domestique, et dont notre raison ne saurait pénétrer le mystère, la Divine Comédie naît en germe dans l'esprit de Dante. Béatrice est vouée à l'immortalité. Tous deux, sans que jamais aucun lien apparent les unisse dans la vie réelle, ils sont unis d'un lien idéal et que rien ne saurait rompre dans la mémoire des siècles.—Neuf années s'écoulent. Durant cet intervalle, Dante ne voit plus Béatrice que de loin. D'enfant, elle est devenue jeune fille. Un jour, comme elle passait, vêtue de blanc, entre deux nobles dames d'un âge un peu plus avancé que n'était le sien, on se rencontre: Béatrice se tourne vers Dante, le salue, lui adresse la parole avec une ineffable courtoisie, et ce salut le remplit d'une joie si vive, elle le jette en de tels transports, qu'il court se renfermer dans sa chambre pour se recueillir et penser tout à l'aise à son bonheur. Bientôt, comme accablé par l'émotion, il s'endort. Béatrice lui apparaît en songe, portée sur une nuée de feu, et ravie par l'amour jusqu'aux sphères célestes. À cette époque, Dante, c'est lui qui nous l'apprend, s'était déjà exercé dans «l'art de rimer des paroles.» Il met en vers sa vision; il l'adresse aux plus fameux rimeurs de son temps, aux fidèles d'amour, en leur demandant de l'expliquer. La réponse qu'il reçoit de Guido Cavalcanti donne naissance à cette amitié glorieuse à laquelle toute sa vie il demeure aussi fidèle, aussi dévot qu'à l'amour de Béatrice. Une autre réponse de Dante da Maiano le traite de fou, et charitablement lui conseille l'ellébore.
C'est ce que vous auriez fait apparemment, Marcel; c'est ce que font d'ordinaire les personnes sensées, lorsqu'elles sont consultées par les hommes de génie.
MARCEL.
Le trait est sanglant.
VIVIANE.
Il a touché juste.
DIOTIME.
Ces sortes de bons avis, ces opinions du sens commun sur les premiers essais du génie, formeraient un curieux chapitre dans l'histoire des vocations contrariées. Il est bon quelquefois de se rappeler, pour se tenir en garde contre les jugements téméraires, que le contrôleur général Silhouette, par exemple, conseillait à Montesquieu de jeter au feu le manuscrit de l'Esprit des lois; que le petit Michel-Ange fut battu comme plâtre, «stranamente battuto,» par son père et par ses oncles, pour avoir dessiné; qu'un des plus grands musiciens de notre temps s'est vu contraint par ses parents à disséquer des cadavres; que Herder trouvait à redire aux études de Gœthe, et demandait, impatienté, «s'il n'y aurait donc pas moyen de lui faire lire autre chose que l'Éthique de Spinosa.»
Le conseil est œuvre de prudence. La prudence est négative de sa nature, d'où il suit que généralement les faibles font bien de suivre l'avis des conseillers, mais que les forts font mieux de passer outre…
Vous n'avez pas oublié, Viviane, ce passage de la Vita Nuova où notre poëte rappelle, dans une prose digne de Platon, l'effet que produit sur lui le salut gracieux de Béatrice?
VIVIANE.
Je n'en ai pas souvenir.
DIOTIME.
Il me revient si souvent à la pensée que je crois bien l'avoir retenu: «Lorsque je la voyais paraître quelque part, écrit Dante, tout entier à l'espoir de son salut ineffable, je ne me connaissais plus d'ennemi; tout au contraire, je me sentais embrasé d'une flamme de charité telle, que j'avais hâte de pardonner à quiconque m'avait offensé. Et mon unique réponse à qui m'aurait alors demandé quoi que ce fût, c'eût été Amour!»
VIVIANE.
Que cela est singulier d'expression!
DIOTIME.
Et plus singulier encore si l'on songe dans quelles circonstances cette flamme de charité s'allumait au cœur de Dante; combien était insolite et prodigieux le besoin de pardonner dans cette Florence des guelfes et des gibelins, des noirs et des blancs, barricadée, tendue de chaînes, semée d'embûches, où la vengeance criait à tous les angles des rues, où l'honneur commandait le meurtre.
Convenez qu'il faudrait avoir l'esprit bien mal fait pour ne voir là que les jeux d'une imagination