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Les conjonctures étaient très-propices à ce complet développement de la personnalité, qui fait l'homme à la fois propre à l'action et capable de contemplation. On a beaucoup trop dit que la paix fait fleurir les arts; que les temps calmes, que les gouvernements réguliers favorisent l'éclosion des talents. Cela est faux comme la plupart des sentences de la sagesse vulgaire. La Grèce, l'Italie, l'Angleterre, la Hollande, toute l'Europe enfin, aux époques révolutionnaires: Eschyle, Sophocle, Socrate, l'exilé Phidias, le condamné Galilée, le régicide Milton, Lavoisier sur l'échafaud, Condorcet qui n'échappe à l'échafaud que par le suicide, sans parler de tant d'autres, montrent assez que le génie se plaît aux orages. Ce qu'il faut à ses créations, comme aux créations de la nature, c'est la chaleur et le mouvement; ce sont ces grands courants de la vie publique, qui, dans les démocraties, plus que dans tous les autres États, mêlent et combinent l'élément populaire, c'est-à-dire l'instinct, le sentiment, l'imagination spontanée, avec l'élément aristocratique par excellence, le goût, la réflexion, la délicatesse.

      Jamais, peut-être, plus qu'au temps de l'Allighieri, ces courants de chaleur, de lumière et d'électricité n'avaient pénétré ce que nous appellerions aujourd'hui le corps social, ce que l'on appelait alors en Italie la patrie, la cité: grands mots dont nous avons perdu le sens. Tout le monde se connaissait, se jalousait, s'aimait ou se haïssait fortement dans cette vivante Florence où le peuple enthousiaste et railleur, prenant part à tous les progrès, convié à toutes les études, véritablement souverain même dans les choses de l'esprit, déversait en acclamations, en ostracismes, en attributs, en sobriquets, honorifiques ou ironiques, la gloire ou l'ignominie sur les citoyens, nobles et riches, chevaliers, artistes ou artisans, qui combattaient pour lui ou contre lui sur la place publique. Il y avait assurément dans cette vie florentine bien des périls; il s'y commettait bien des injustices. On y voyait de rapides extinctions de familles. Les maisons, à peine édifiées, étaient rasées de fond en comble; aucune propriété n'était assurée contre la confiscation ou le pillage; d'iniques persécutions abrégeaient l'existence; mais la chaleur et le mouvement étaient partout, réparaient tout, entretenaient la fécondité des cœurs et des esprits. Et toute cette guerre intestine, cette lutte acharnée des instincts et des passions, produisait dans les régions de l'art quelque chose d'analogue à ce qui se voit dans les grandes scènes de la nature: au-dessus du combat, de la destruction, du carnage, au-dessus du struggle for life, dirait Darwin, une majestueuse et calme apparence de douceur, d'harmonie et de sérénité.

      ÉLIE.

      Je voudrais croire avec vous à ces effets merveilleux de la turbulence démocratique. Athènes et Florence en sont des persuasions assez vives. Mais chez nous, sous nos yeux, quel flagrant démenti à votre opinion! Voyez ce qu'elle inspire aux arts, cette démocratie que vous vantez! Regardez les édifices qu'elle se construit! Quelle pauvreté de l'esprit et quelle ostentation de la matière dans ces masses monotones, symétriques et froides, sans caractère et sans vie, dont on ferait indifféremment, à l'occasion, des églises ou des théâtres, des casernes ou des maisons de ville! Que diraient nos reines florentines, si elles étaient condamnées à voir ce que, d'année en année, deviennent, sous la main de nos embellisseurs, les palais du Luxembourg, du Louvre et des Tuileries? Et notre grand Le Nôtre, le plus vraiment français entre les artistes français, par la clarté, la logique, la mesure, par l'art suprême de la composition, qu'aurait-il à répondre, ce Racine des jardins, à vos démocrates affairés qui se plaignent que les magnificences de son architecture végétale sont une gêne à la circulation? Comment obtiendrait-il grâce pour ces solennels ombrages qui annonçaient la demeure des demi-dieux, des héros, auprès de nos spéculateurs de la Bourse qui voudraient là une rue pavée, afin d'arriver plus vite à la grande bataille des cupidités?—Et ce présomptueux palais de l'Industrie qui s'étale sottement, en nous dérobant la vue de la coupole de Mansard, sur un des rares points de Paris où l'on pouvait encore admirer la belle ordonnance d'un massif d'arbres séculaires, ces galeries où la lumière entre à flots contrariés par des ouvertures banales, et qui servent tantôt à l'exposition de l'art étrusque, tantôt à l'exposition des bêtes à cornes, ces statues qui déploient dans le brouillard leurs grands bras stupides, qu'en dirons-nous, je vous prie?

      DIOTIME.

      Il ne faut pas rendre la démocratie responsable des circonstances dans

       lesquelles elle se produit, et qui font qu'elle ne saurait avoir à

       Paris, au XIXe siècle, le goût et la passion du beau qu'elle avait à

       Florence au temps de Dante…

      Nous l'avons laissé comme accablé sous la puissance de ce Dieu plus fort, de cet amour de nature divine qui s'est emparé de lui dès avant l'éveil des sens et de la raison. Mais il ne s'abandonne pas long-temps lui-même dans ce ravissement de tout son être; bien au contraire. Comme il arrive dans les grandes âmes, la passion exalte en lui le sentiment de la personnalité, avec le besoin de l'excellence en toutes choses et le vertueux désir d'une vie glorieuse. Il souhaite la gloire ardemment; et non pas seulement cette gloire abstraite, telle que nous la concevons dans nos sociétés vieillies, et dont le froid éclat ne resplendit que sur les tombeaux; il en veut sentir à son front le rayon vivant. Avec la naïveté de ces jours de florissante jeunesse où l'esprit se confondait encore avec l'imagination, où toute pensée prenait figure, Dante ambitionnait de ceindre, dans ce beau temple de Saint-Jean où il avait reçu les eaux du baptême, la couronne de lauriers, «l'honneur des empereurs et des poëtes,» comme parle Pétrarque. Pour l'obtenir, il s'efforce de tout apprendre: il veut se mêler à tout, être le premier partout. Dans l'intervalle qui s'écoule entre sa première rencontre avec Béatrice et son exil, on le voit s'attacher à Brunetto Latini qui lui enseigne la science et la philosophie; visiter les universités; fréquenter l'atelier des peintres; rechercher les sociétés élégantes, celle des femmes surtout, la conversation des poëtes et des artistes; combattre «vigoureusement à cheval, nous dit Léonard Arétin, à la bataille de Campaldino, dans les rangs des guelfes, ses amis et ses proches; se signaler au siége de Caprona; participer activement aux affaires de la commune; s'acquitter avec honneur d'importantes ambassades; exercer les fonctions de Prieur de la république: poëte, soldat, citoyen, ami, amant passionné, homme enfin dans le sens le plus élevé et le plus complet du mot, dans le sens qu'y attachait le poëte antique.

      Mais s'il nous importe assez peu de connaître avec détail, selon un ordre chronologique, d'ailleurs très-contesté, les faits dont se compose la carrière extérieure de Dante, il convient de nous arrêter à l'événement qui imprime à l'ensemble de sa vie un caractère religieux; à ce profond et douloureux ébranlement de son âme d'où devait sortir un jour la Comédie, que ses contemporains, et après eux la postérité, ont déclaré divine: il nous faut rappeler la mort de Béatrice.

      Dante avait alors vingt-cinq ans. Il rentrait dans Florence, après la victoire de Campaldino, où il avait eu tour à tour, et selon les hasards de la journée, c'est lui-même qui l'écrit avec une simplicité antique, «beaucoup de peur et beaucoup d'allégresse.» Il allait déposer ses armes heureuses dans le temple de Saint-Jean, lorsqu'il apprit inopinément la mort de Béatrice Portinari.

      ÉLIE.

      Mais, si j'ai bonne mémoire, Béatrice ne portait plus alors le nom de Portinari, que vous lui donnez. La Béatrice de Dante, tout comme la Laure de Pétrarque, était mariée; et, si elle n'avait pas onze enfants comme l'angélique marquise de Sades, c'est uniquement parce que le temps avait manqué.

      DIOTIME.

      Le mariage de Béatrice avec un gentilhomme de la maison de Bardi est un de ces faits sur lesquels les commentateurs ont longuement disputé. Il ne paraît plus douteux aujourd'hui qu'elle fut mariée, vers l'âge de vingt-un ans, au chevalier Simon de Bardi. Quoi qu'il en soit, Béatrice était frappée dans la fleur de sa jeunesse et de sa beauté, le 9 juin 1290. Ce coup terrible jette notre poëte à la solitude. Il fuit toute compagnie, il s'absorbe dans sa douleur. Chose grave, dans cette ville des élégances

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