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Dante et Goethe: dialogues. Daniel Stern
Читать онлайн.Название Dante et Goethe: dialogues
Год выпуска 0
isbn 4064066083069
Автор произведения Daniel Stern
Жанр Языкознание
Издательство Bookwire
VIVIANE.
Est-ce lui de qui Boccace raconte que le peuple de Florence, en le voyant passer rêveur, solitaire et dédaigneux, disait qu'il s'en allait ainsi par les chemins, «fantastiquant,» fantasticando, spéculant, et cherchant si l'on ne pourrait pas prouver que Dieu n'existe pas?
DIOTIME.
C'est lui-même; seulement Boccace, en ceci, fait une confusion. Guido était platonicien; c'est son père, Cavalcante dei Cavalcanti, qui professait certaines opinions peu favorables à l'existence de Dieu, et qu'on désignait alors sous le nom un peu vague d'épicurisme.
ÉLIE.
Parmi tous ces écrivains fameux, amis ou émules de Dante, vous ne nous avez pas nommé Brunetto Latini?
DIOTIME.
J'allais y venir. Celui-ci mérite une place à part; son importance est extrême. C'était un homme de grande race, de grand caractère et de grand esprit. Tout en s'adonnant aux affaires d'État, tout en menant pendant près de vingt années le parti guelfe, envoyé tour à tour en ambassade et en exil, secrétaire ou notaire de la République florentine, Brunetto Latini trouva le temps, néanmoins, d'approfondir toutes les sciences alors connues, de traduire les classiques latins dans une prose italienne originale et pure, d'enseigner la jeunesse, de composer dans la langue française un ouvrage encyclopédique qu'il appela le Trésor, et auparavant dans son idiome natal, réputé indigne encore de matières si hautes, il Tesoretto, recueil de sentences morales, qui mettait à la portée de tous le fruit de l'expérience de son auteur, et qui est encore à cette heure pour le dictionnaire de la Crusca ce que celui-ci appelle un texte de langue. Ajoutons, pour couronner la gloire de Brunetto, qu'il fut très-véritablement le maître de Dante.
VIVIANE.
Est-ce que la prose italienne a précédé la poésie?
DIOTIME.
En Italie, comme ailleurs, elle ne vient qu'après. Pendant quelque temps elle lutte avec désavantage contre le latin qui restait la langue officielle, contre le provençal et le français qui semblaient être plus élégants, et, comme parle Brunetto, plus délitables. Mais à Florence, dans une population de 160,000 âmes, où chaque année dix mille enfants recevaient gratuitement l'instruction, dans une démocratie fière et libre qui savait se gouverner elle-même, l'idiome natal et populaire devait rapidement l'emporter. Les ordres mendiants qui démocratisaient l'Église, parlaient et écrivaient l'italien. Le goût très-vif du peuple toscan pour les récits romanesques suscitait des conteurs et des chroniqueurs en langue vulgaire. On conserve, du temps de Frédéric II, un recueil, il Novellino, ou Fleur du parler gentil, dont le style est déjà plein de grâce. Dans le Journal de Matteo Spinelli, le latin, le provençal, le sicilien, se confondent encore; mais les Histoires florentines des deux Malaspini (tirées en grande partie de ces registres nommés Ricordanze où les chefs de maisons patriciennes se transmettaient de père en fils, selon l'usage du patriciat romain, les événements dont se composait la tradition domestique) et la chronique piquante de Villani sont des œuvres italiennes. Enfin paraît Dino Compagni, appelé tour à tour le Salluste ou le Thucydide de la Toscane, plein de force et de douceur, d'élégance et de précision, et dont l'œuvre tout entière est animée des deux grands sentiments qui pénètrent de part en part la Comédie dantesque, l'indignation et la pitié.
C'est du milieu de ce groupe d'hommes éminents, dont les uns le précèdent et les autres lui survivent, que se détache et vient à nous en pleine lumière la figure sculpturale de Dante Allighieri.
Tout annonce à ses contemporains un homme extraordinaire. Un songe symbolique a promis à sa mère enceinte un fils glorieux. Il naît sous la constellation des Gémeaux. Le sang du patriciat romain qui coule dans ses veines donne à son visage un caractère de force et de fierté. Il a, de la race toscane, le front vaste, le nez aquilin, les yeux grands. Son visage est allongé; sa démarche et son geste sont graves; sa parole est rare et réfléchie. Le charme même de l'enfance et de la jeunesse revêt en lui quelque chose de solennel, qui semble comme la muette expression d'un grand destin. C'est ainsi que nous le montre son ami et son condisciple Giotto, dans la fresque du Bargello.
MARCEL.
Pardon, pardon! Il me semble que vous poétisez quelque peu les choses. Il était fort laid, votre Dante. Je ne sais plus dans quel auteur j'ai lu qu'il avait la lèvre inférieure affreusement épaisse et débordant l'autre, et qu'on le trouvait de son temps un philosophe mal gracieux.
VIVIANE.
Le portrait de Giotto est là pour te répondre.
ÉLIE.
La fresque de Giotto ne prouve rien, Viviane. Le portrait comme nous l'entendons, la physionomie, la ligne caractéristique, telle que l'a faite, un des premiers, Masaccio, personne n'y songeait alors, et je crois que Marcel pourrait bien avoir raison.
MARCEL.
Mais j'en suis sûr; le vrai Dante, c'est celui de qui les femmes de Vérone, en regardant son teint jaune, sa barbe, ses cheveux noirs et crépus, disaient qu'il avait été ainsi tout enfumé par le feu d'enfer.
VIVIANE.
Quelle belle érudition!… Ne faites pas attention à ce qu'il dit, chère
Diotime, et continuez. Vous m'intéressez au plus haut point.
DIOTIME.
«Tout conspire, tout concourt, tout consent» au développement de cette organisation exquise: la naissance et les biens qui ouvrent tous les accès; l'influence maternelle (le père de Dante mourut qu'il avait dix ans à peine) qui plane doucement sur la liberté de l'enfant pour la protéger, tandis que, trop souvent, le pouvoir paternel pèse sur elle et l'opprime; le haut enseignement de Brunetto Latini, qui fortifie le caractère en même temps que la pensée de Dante; l'école de Cimabue, les leçons de Casella, qui l'initient aux arts du dessin et à la musique; des émules, des amis, tels que Giotto, Guido Cavalcanti, Oderisi d'Agubbio; avant tout, par-dessus tout, le rayon soudain de l'amour, qui le touche à cet âge de candeur première où rien ne trouble encore l'effet de la grâce divine, et qui le consacre pour l'immortalité.
MARCEL.
Avec la permission de Viviane, je vous dirai que vous abordez là un point de la vie de Dante qui m'a toujours paru incroyable, inexplicable…
DIOTIME.
C'est un cercle très-étroit, Marcel, que le cercle de l'explicable, et ce n'est pas l'orbite des grandes destinées. Faites attention, d'ailleurs, que nous voici en présence d'un fait. Si vous ne pouvez pas l'expliquer, vous pouvez encore moins le supprimer. Concluez donc modestement, avec l'écolier de Wittenberg: «Qu'il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que n'en rêvent nos philosophies;» ce sera plus raisonnable que de prétendre déterminer exactement l'action divine dans ces êtres pleins de mystère que nous n'appelons pas sans motif des hommes de génie, c'est-à-dire des hommes possédés d'un démon supérieur, révélé à nos perceptions grossières seulement par l'éclat et la puissance