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Dante et Goethe: dialogues. Daniel Stern
Читать онлайн.Название Dante et Goethe: dialogues
Год выпуска 0
isbn 4064066083069
Автор произведения Daniel Stern
Жанр Языкознание
Издательство Bookwire
Mais cette représentation, cette image d'un siècle, elle va prendre, selon le génie qui l'a conçue, un tempérament de race et de nationalité. Par Dante, elle sera latine et toscane; de Gœthe, elle recevra le souffle de la vie germanique; car, et notez bien cette similitude, on a pu dire avec une égale justesse, de Gœthe, qu'il était le plus allemand des Allemands; de Dante, qu'il était le plus italien des Italiens qui furent jamais.
Ce n'est pas tout. Malgré ce grand air de race et de nationalité qu'ils donnent à leur création, ni Dante ni Gœthe n'y disparaissent, comme l'ont fait dans leurs poëmes Homère, Virgile, Lucrèce, et plus tard Camoëns, Milton, Klopstock. Bien au contraire, Dante entre en scène dès les premières lignes de sa Comédie: il en est l'acteur principal; Virgile et Béatrice le conduisent; les réprouvés et les élus s'entretiennent avec lui; il reconnaît, dans l'enfer, dans le purgatoire et dans le paradis, ses amis et ses proches; on lui prédit sa gloire future. Il est enfin le seul lien entre les personnages épisodiques qui passent devant nos yeux; et l'intérêt, la réalité sensible de ce merveilleux voyage à travers l'éternité, ce sont les impressions du voyageur qui le raconte. Quant à Gœthe, sans se nommer, il se fait assez connaître dans son héros. Tout ce qu'il a senti, rêvé, pensé, voulu, écrit déjà dans ses ouvrages antérieurs, il le met dans la bouche du docteur Faust. Sous ce masque transparent, il nous livre le secret de sa vie, son idéal. Et c'est ici, Élie, que la ressemblance devient surprenante. À travers un intervalle de cinq siècles, chez des hommes dont vous avez justement signalé l'extrême opposition de race, de nature et de condition, cet idéal où tendent les aspirations de Faust et qui resplendit dans les visions de Dante, est exactement le même: c'est l'amour infini, absolu, tout-puissant de l'éternel Dieu, attirant à soi, du sein des réalités périssables de l'existence finie, l'amour de la créature mortelle. Et, chez tous les deux, c'est l'être excellemment aimant, c'est la femme, vierge et mère, qui sert de médiateur entre l'amour divin et l'amour humain; c'est Marie pleine de grâce, vers qui montent les prières exaucées de Béatrice et de Marguerite; c'est la Mater gloriosa, la reine du ciel, qui accorde à Dante la vision des splendeurs, à Faust la connaissance de la sagesse de Dieu. La Comédie de Dante et la tragédie de Gœthe ont un même couronnement. Le dernier vers du poëme dantesque célèbre l'amour qui meut le soleil et les étoiles. «L'amor che muove il sole e l'altre stelle.» Le chœur mystique par qui se termine le poëme gœthéen chante «l'Éternel-Féminin,» «Das Ewig-Weibliche,» qui nous élève à Dieu. Seraient-ce là, Viviane, des analogies qu'il m'ait fallu chercher d'un esprit de paradoxe?
VIVIANE.
L'aspect sous lequel vous nous faites entrevoir ces deux poëmes me semble nouveau.
DIOTIME.
En Allemagne, où, dans les représentations scéniques de Faust, la salle entière dit les vers du poëte simultanément avec l'acteur qui les déclame et dans un sentiment à peu près semblable à celui des dévots qui chantent la messe en même temps que l'officiant, où l'on connaît la Divine Comédie tout aussi bien, mieux peut-être qu'en Italie, je risquerais fort de ne rien dire sur ce sujet qui ne parût une banalité. Mais en France, il n'en va pas ainsi. Un écrivain satirique a observé que nous autres Français, nous voulons tout comprendre de prime abord, et que ce que nous ne saurions saisir de cette façon cavalière, nous le déclarons, sans plus, indigne d'être compris. De là vient que, malgré les travaux considérables de Fauriel, d'Ozanam, de Villemain, d'Ampère, malgré les traductions de Rivarol, de Brizeux, de Lamennais, de Ratisbonne, si l'on parle chez nous de la Divine Comédie, c'est toujours exclusivement de l'Enfer, la plus dramatique et la moins obscure des trois Cantiques. Pareillement, lorsqu'on discute avec un Français des mérites de Faust, on s'aperçoit bien vite que ses arguments ne s'appliquent jamais qu'à la première partie, c'est-à-dire à la moitié environ du poëme, à la plus dramatique aussi, sans doute, à la plus émouvante, j'en conviens, mais qui n'en laisse pas moins le sens philosophique de l'œuvre en suspens, et qui semble même lui donner un dénoûment en complet désaccord avec la pensée de Gœthe.
On ne peut s'empêcher de sourire lorsqu'on se rappelle quelques-uns des graves jugements portés par la critique française et par les honnêtes gens sur Dante ou sur Gœthe. Depuis Voltaire, qui appelle la Comédie un salmigondis, jusqu'à M. Alexandre Dumas, qui préfère à Faust Polichinelle, on rencontre une grande variété d'opinions grotesques. Mais poursuivons nos rapprochements… à moins toutefois que ma dissertation ne vous semble déjà suffisamment longue.
VIVIANE.
Ma couronne est à peine commencée. Voyez comme ces pavots rouges se détachent parmi ces verveines! Vous savez que la nuit on les voit tout lumineux, entourés d'une auréole comme l'auréole des saints. Cela ne fait pas doute. C'est Linné et votre grand Gœthe qui le disent… mais continuez.
DIOTIME.
On a comparé Dante (c'est le philosophe Gioberti, si je ne me trompe) à l'arbre indien açvattha qui, à lui tout seul, par l'infinité de ses rameaux et de ses rejetons, forme une forêt. L'image serait applicable à Gœthe, et j'y voudrais ajouter, pour tout dire, que la vaste cime de l'arbre s'étend au loin dans l'espace éthéré, tandis que ses racines plongent au plus avant de la masse solide. La Divine Comédie et Faust, qui s'élèvent aux plus grandes hauteurs de la spéculation métaphysique, prennent leur ferme appui dans le fond même des croyances populaires. Ni Dante ni Gœthe n'ont inventé leur sujet; l'un et l'autre l'ont reçu d'un poëte plus puissant qu'eux-mêmes, du peuple. Ils ont écouté la voix de cet Adam toujours jeune, que le Créateur a doué du pouvoir de nommer les choses de leur nom véritable et de figurer, dans ses fictions naïves, les grands aspects de l'âme et de la vie humaine.
Le voyage en enfer, la vision surnaturelle des lieux où s'exerce la justice divine, était, vous le savez, une donnée familière aux imaginations du moyen âge. Depuis le VIe siècle, la tradition s'en était accréditée. Sortie des monastères, elle s'était répandue dans tous les rangs de la société laïque. La plus fameuse de ces légendes, celle du purgatoire de saint Patrice, d'origine celtique, avait été écrite en vers et en prose, dans la langue latine d'abord, puis dans les langues vulgaires. Celle du frère Albéric, moine du Mont-Cassin, qui se rapporte à la première moitié du XIIe siècle, et celle de Nicolas de Guidonis, moine de Modène, qui racontait en 1300, l'année même que Dante voulut prendre pour date de sa vision, les merveilles qu'il avait vues dans l'autre monde, étaient devenues populaires en Italie, de telle sorte que la représentation de l'enfer sur le pont alla Carraia, pendant les fêtes de mai 1304, fut l'un des principaux divertissements des Florentins et l'occasion d'une horrible catastrophe.
Quant à la légende qui forme le cadre du poëme de Gœthe, elle remonte, dans sa donnée générale du pacte avec le démon, au commencement du VIe siècle; mais elle ne devient essentiellement germanique, elle ne prend le nom du docteur Faust que vers la fin du XVIe, en se rattachant tout à la fois à l'invention de l'imprimerie, considérée longtemps par le peuple comme une œuvre diabolique, et à la Réformation, que la catholicité tout entière attribuait aux suggestions de Satan.
Le héros de la légende allemande (je laisse de côté celles qui se produisent dans le même temps en Angleterre, en Hollande, en Pologne) est un certain Jean Faust, qui mène avec lui le diable sous apparence de chien, qui procure par magie à l'empereur d'Allemagne ses victoires en Italie, et qui s'entretient longuement à Wittenberg avec son compatriote Mélanchton. C'est à ce docteur nécromant que se rapportent les peintures et les rimes que l'on