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dans une large mesure, les dernières rigueurs furent, sans scrupule et sans miséricorde, exercées contre l'aristocratie vaincue. Il suffisait d'avoir mal parlé du gouvernement pour être spolié de ses biens et enfermé «aux stinche», d'où l'on avait grande chance de ne jamais sortir. Tel qu'Octave, Cosme non seulement laissa faire, mais encore mit à son retour les conditions les plus dures, qu'il fit imposer par d'autres que par lui. Enfin, le plus fort de la besogne étant fait, il rentra à Florence, la veille du jour où on l'attendait, se dérobant au triomphe qu'on lui préparait. Ce ne fut que plus tard que ses panégyristes, en le proclamant «Père de la Patrie, Bienfaiteur du peuple», eurent l'idée de le représenter rentrant dans la ville triomphalement porté sur les épaules de ses concitoyens.

      Cosme, maître du pouvoir, continua à proscrire sans pitié tous ceux contre lesquels il nourrissait quelque ressentiment; mais estimant avec une justesse de vue rare qu'il ne régnait que grâce à l'opinion et à la guerre constante faite par sa famille à l'oligarchie, il s'appuya sur le menu peuple, et l'assouvissement de ses vengeance personnelles passa pour une satisfaction accordée à la haine générale. Grâce au point d'appui qu'il prit constamment sur la démocratie, il arriva à transformer son pouvoir d'influence en pouvoir d'autocratie, œuvre de patience hypocrite et lente, à laquelle son caractère était singulièrement porté. Telle était son astuce qu'alors qu'il était le maître de Florence, aucun acte public, aucune pièce ne furent revêtus de sa signature; mais son pouvoir occulte n'en était que plus redoutable.

      A ce moment, les traits communs entre Cosme et Octave s'accentuent encore. Cosme en effet ne devint clément, comme Auguste, que lorsque, après son nivelage terrible, il n'eut plus rien à redouter. A Florence, comme autrefois à Rome, la République n'existait plus que de nom, bien que ces deux grandes ambitions eussent également affecté d'en respecter la forme; et le succès de ce travail souterrain fut tel qu'à la mort de Cosme, son fils Pierre, incapable et impotent, héritait sans difficulté de ses fonctions.

      De 1453 à cet avènement, le gouvernement tourna de plus en plus à l'autocratie. Toute opposition avait disparu, décimée, fauchée, proscrite, et les Médicis n'avaient plus à lutter que contre les idées souvent trop avancées de leurs propres partisans.

      Un des chefs les plus considérables de ces factions cosimesques était Lucca Pitti, qui, nommé plusieurs fois gonfalonier, était l'âme damnée de Cosme et lui était plus dévoué que tout autre. Grisé par l'apparente prépondérance que Cosme lui abandonnait volontairement, il voulut, à défaut d'autorité, éclipser les Médicis par son luxe. A cet effet, il commanda à Brunelleschi le fameux palais appelé encore de son nom et pour la construction duquel tout criminel, tout individu coupable de vol ou de meurtre, trouvait, en s'employant à la bâtisse, un asile inviolable. Quoique Pitti eût tiré un large parti du régime de l'arbitraire pour mener son édifice à bien, il dut l'abandonner inachevé, car il était devenu la ruine de sa maison.

      Malgré tout son pouvoir, Cosme, arrivé au déclin de sa vie, n'était pas heureux. Après avoir réalisé une fortune extraordinaire, puissant au dedans, respecté au dehors, il souffrait d'infirmités qui le torturaient, sans lui laisser un instant de répit.

      En 1450, il avait perdu son frère Lorenzo, dont la postérité était destinée à remplacer la sienne. En 1463, la mort de son cadet, Jean, anéantissait ses plus chères espérances, car son fils aîné, Pierre, était si débile qu'on n'avait jamais présumé qu'il pût lui survivre, et tout l'avenir de sa maison se trouvait reposer sur les têtes fragiles des enfants de Pierre, ses petits-fils Laurent et Julien. Quand Cosme mourut en 1464, à sa villa de Carreggi, ce fut dans un isolement complet, et on célébra par des réjouissances publiques le retour de la liberté qu'on pensait avoir reconquise. C'était se réjouir trop tôt, car Florence ne gagnait, à la mort de Cosme, que de passer sous la domination d'un fils qui lui était plus qu'inférieur. Ce ne fut que plus tard, et par comparaison, qu'elle jugea de la différence et que les Florentins, pleins de regrets rétrospectifs, décernèrent à Cosme le surnom pompeux de «Père de la Patrie», si mal justifié du reste.

      Au point de vue littéraire, l'époque de Cosme fut incomparable. Les Médicis eurent la rare fortune d'arriver à point nommé pour récolter l'admirable moisson préparée sous la République par des siècles de régime libéral, dont ils eurent l'intelligence de s'approprier les fleurs et les fruits. Par des soins éclairés et intelligents, en vingt ans, la ville avait complètement changé de physionomie et doublé d'étendue; elle s'était couverte d'églises, de monastères et de monuments somptueux. Cosme commandait à Michelozzo le superbe palais où allaient habiter ses successeurs jusqu'au jour où leur élévation au rôle de grands-ducs leur ferait aménager le palais Pitti, comme plus digne d'eux; enfin, à côté de cette demeure terrestre, Cosme, préoccupé d'élever une sorte de Panthéon aux mânes de sa famille, édifiait l'Église San Lorenzo qu'il consacrait à cette destination. Véritable Mécène, il s'était entouré de savants, de poètes, de philosophes ou d'artistes, dont il était devenu l'ami plus encore que le protecteur.

      Sa mort devait être le signal d'une réaction violente, à laquelle la personne même de son successeur donnait plus de prise, car Pierre, à quarante-six ans, était déjà un podagre pliant sous le poids des infirmités. Il avait l'esprit borné, il était aussi hautain qu'avare et, de plus, il avait à peine l'expérience des affaires; il fallait que la domination de Cosme eût déjà terriblement asservi les Florentins pour leur faire admettre un principe d'hérédité avec un tel individu. Pourtant, à la longue, comme l'impopularité de Pierre allait toujours croissant, ses ennemis, s'étant comptés, se trouvèrent assez nombreux pour entreprendre la lutte contre lui. Lucca Pitti, Angelo Acciajuoli, Dietsalvi Neroni, Niccolò Soderini se groupèrent à la tête des mécontents, minant le terrain sous les pas de Pierre et tâchant, au dedans comme au dehors, de lui ôter tout appui. Sa situation devint si périlleuse qu'il dut agir et se décider à risquer la partie, en faisant arrêter les principaux conjurés par une sorte de coup d'État, pour l'exécution duquel il eut recours au plus effroyable escamotage. Il fit inculper les prisonniers de complot contre l'État, de trahison envers la patrie, et se montra contre eux d'une telle rigueur, d'une si féroce cruauté que tous ceux qui échappèrent à la torture et à la mort, furent condamnés à un exil éternel (1466).

      Pierre mourut en 1469, laissant un aussi piètre souvenir à ses contemporains qu'à la postérité. Ce qu'il y a encore de mieux à en dire est qu'il fut heureux pour l'avenir de sa maison, que son règne ne se prolongeât pas assez pour lui permettre de renverser l'édifice si laborieusement élevé par Cosme, et qui se serait peut-être écroulé, s'il avait dû le posséder plus longtemps. Des deux fils laissés par Pierre le Goutteux, Laurent n'avait pas vingt ans et Julien n'en atteignait pas seize; on pouvait donc se demander à juste titre si Florence serait assez dégénérée pour subir le joug de deux enfants. On ne le croyait guère et l'on s'attendait à des changements radicaux dans la forme même du gouvernement.

      Ce fut une des plus grandes habiletés de Laurent de laisser croire qu'il résignait le pouvoir, pendant qu'il s'arrangeait avec les partisans de sa maison pour prendre possession des rênes de l'État, tout en semblant y renoncer.

      Laurent n'était pas fait pour plaire: trop large d'épaules et laid de visage, il avait une bouche démesurée, surmontée d'un nez trop étroit et de gros yeux de myope. L'odorat lui manquait, sa voix était rauque, tandis que la somptuosité de ses vêtements et l'exubérance de ses gestes faisaient encore ressortir son air commun. Au moral, si son intelligence était très vive, son caractère versatile le rendait incapable de toute persévérance; il n'aimait en réalité que les arts, la littérature ou la poésie, pour lesquelles il avait une véritable aptitude et où il faisait montre d'une érudition développée. Il les aimait même d'un amour si profond qu'il ne souhaitait rien tant que la paix intérieure et extérieure pour que rien ne le privât du plaisir de s'y livrer tout entier.

      Des entreprises odieuses contre Prato et Volterra le rendirent si populaire, qu'on accepta même ses démêlés avec le pape Sixte IV, dont il voulait obtenir le chapeau de cardinal pour son frère Julien. Il avait jugé que l'état ecclésiastique était le meilleur moyen de se débarrasser d'un compétiteur inquiétant, mais comme il n'avait

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