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je me déferai avantageusement sur le marché d’Anvers.

      –Oui, vraiment! disait mon parrain.

      –Oui, mon cher. On manque d’animaux féroces dans les ménageries d’Allemagne. J’ai reçu des commandes des muséums. Mon chargement réalisé, je me trouverai à la tête d’une fortune, qui grossit depuis longtemps, et je renonce à la mer.

      –Oui, vraiment!

      –Je viens prendre mes invalides à Cambrai. Votre fille et moi nous soignons vos vieux jours. Je vous raconte mes aventures. Nous sommes tous très heureux, et nous avons des bottes d’enfants.

      –Mais, Henriette?… elle aime un petit jeune homme. mon filleul.

      –Elle l’oubliera, son petit jeune homme, votre filleul! parbleu!

      –Vous croyez?

      –J’en suis certain.

      –Alors, nous verrons… dans six mois.

      Ce fut sur ce mot terrible–que j’appris par une lettre d’Henriette, car la chère enfant m’instruisait de tout ce qui se passait à Cambrai–que se séparèrent mon parrain et le misérable capitaine.

      L’air de flûte que je jouai ce jour-là, en apprenant cette horrible nouvelle, fut lugubre. Je me crus perdu à tout jamais. Je composai même un morceau de circonstance que j’intitulai: Sombres regrets!

      Le lendemain, je reçus une nouvelle lettre plus navrante encore que celle de la veille. Henriette m’avouait que son père avait donné sa parole au capitaine et qu’elle serait la femme de ce long-courrier, dès son retour. Larmes, crises de nerfs, annonce de mort prochaine, rien n’avait pu fléchir le vieux grainetier. Il avait juré! Le capitaine était parti radieux.

      Mais, ajoutait la brave fille, en post-scriptum: –«Cet horrible mariage n’aura pas lieu. Je te le promets à mon tour, et je te le jure. Laissons passer le temps. Soyons patients. Travaille. Deviens un grand musicien.»

      Cet encouragement qui n’avait pourtant que deux lignes, me remit un peu de baume au cœur J’entrevis des jours meilleurs. Il m’est impossible, en six mois, pensai-je, de devenir l’égal de Meyerbeer, mais je ferai tant des lèvres et des mains,–avec ma flûte–que je réussirai certainement d’ici là à me créer une position solide en donnant des leçons. Alors, fier, de l’argent plein les poches, j’irai à Cambrai et je dirai à mon parrain:–Je suis établi, donnez-moi Henriette, et au diable le capitaine!

      Consolé par cette perspective riante, je fis à l’instant un nouveau morceau musical de circonstance, d’une gaieté tendre, d’un ton. bleuâtre, si j’ose m’exprimer ainsi, et que j’intitulai: Espoir fleuri!

      Les mois se passèrent, j’étais toujours auditeur. L’époque du retour de l’infâme Saint-Ideuc approchait avec une rapidité extraordinaire. Bientôt ce ne furent plus des mois, mais des semaines, des jours, que je vis s’enfuir sans m’apporter la position sociale rêvée par mon parrain pour le mari de sa fille.

      Enfin un matin, quelques jours avant la date fatale, les démarches que je faisais en vain depuis quelque temps,–flûte à part, hélas!–dans les corridors d’un ministère, furent couronnées d’un plein succès. On me proposa de concourir pour une place d’aspirant surnuméraire. J’acceptai avec reconnaissance! J’eus à subir un petit examen, et comme j’étais un cancre fieffé, je le passai brillamment. J’avais d’ailleurs pour moi les recommandations des dames auxquelles, dans les salons, j’avais donné le bras, glissé un coussin sous les pieds, ou pris leur tasse de thé vide. Les vieillards que j’écoutais complaisamment me furent aussi fort utiles. Ils patronnèrent chaudement un jeune homme qui, disaient-ils, étaient réellement digne d’intérêt..

      Mon brevet d’aspirant surnuméraire en poche, je me rendis à Cambrai plein d’une noble fierté, et je l’exhibai aux yeux de mon parrain, d’un air de triomphe.

      –Hélas, mon pauvre ami, me dit ce bon vieillard, il est trop tard. Je suis touché de ton sacrifice; mais il est trop tard. Henriette épousera le capitaine Saint-Ideuc. J’ai donné ma parole.

      –Je le sais, mon cher parrain, mais j’ai votre parole aussi et je suis le premier en date. J’ai fait selon votre désir. Je ne suis plus musicien militant. Accordez-moi la chère petite.

      –Impossible, j’ai juré.–Je le regrette, mais j’ai juré. Un grainetier sexagénaire ne connaît que son serment.

      Je renonce à peindre ma douleur et celle d’Henriette.

      Nous obtînmes cependant de mon parrain, visiblement ému par notre détresse, la promesse que si le capitaine n’était pas revenu à Cambrai quinze jours, ou même un mois, après l’expiration de la date fixée pour son retour, il se considèrerait comme libéré de tout engagement.

      Le mois de délai s’écoula. Saint-Ideuc ne parut point sur l’horizon, et pour cause.

      Et cette cause, nous l’apprîmes par la lettre suivante que publia un journal de Dunkerque:

      –«Le10du mois dernier, à cinq heures du matin, l’homme de vigie du navire de l’État le Souffleur, qui se trouvait alors à400milles au large de la côte des Dents (Guinée supérieure), aperçut à l’horizon un bâtiment dont les allures étaient étranges et les manœuvres incompréhensibles. Il virait de bord à chaque instant, comme s’il eût été manœuvré par des fous. Le commandant du Souffleur fit exécuter des signaux auxquels il ne fut pas répondu. Alors, soupçonnant qu’il avait en vue un bâtiment négrier dont l’équipage était en révolte, il fit armer un canot, en confia le commandement à un enfant de notre ville, le jeune Pluvinage, aspirant de 2e classe, et lui donna l’ordre d’aller visiter le mystérieux navire inconnu. Le jeune Pluvinage atteignit bientôt les flancs du bâtiment suspect, et, le revolver au poing, monta à l’abordage suivi de ses hommes. Quelle ne fut pas leur surprise en se voyant reçus sur le pont par un lion exténué, mourant de faim. Ils tuèrent le lion, et passèrent outre. En arrivant sur le gaillard d’arrière, leur étonnement prit des proportions colossales en constatant qu’une foule de singes avaient pris en main la roue du gouvernail, qu’ils faisaient tourner dans tous les sens, au gré de leurs caprices, ce qui amenait les changements inouïs remarqués dans la marche du vaisseau. Ils s’aperçurent aussi, non sans horreur, que la mâture et les vergues étaient remplies d’énormes serpents. Dans les entreponts, qu’ils visitaient avec effroi, ils virent çà et là des squelettes humains complètement rongés. A côté d’eux se trouvaient les cadavres de panthères et d’hyènes.

      «La lecture des papiers du bord leur révéla le mot de l’énigme. Le navire en question,–le Miroir de justice, capitaine Saint-Ideuc,– transportait en Europe une formidable cargaison d’animaux féroces.

      «Ces terribles passagers trouvèrent un jour, on ne sait comment, le moyen de s’échapper de leurs cages, se rendirent dans les entreponts où ils attaquèrent les matelots et leurs chefs, qui se défendirent longtemps et finirent par succomber.

      «Du reste, les regrets et la compassion que pourrait faire naître leur fin déplorable, seront absolument effacés dans tous les cœurs, quand on apprendra que le capitaine Saint-Ideuc faisait la traite des noirs en même temps que le commerce des bêtes fauves. Ce misérable marin a reçu le juste châtiment de ses derniers crimes envers l’humanité.»

      Mon parrain Seuleunéer retrouva le premier la parole après cette nouvelle stupéfiante. Il la retrouva pour s’écrier:

      –Un négrier!–J’aurais donné ma fille à un négrier!

      –Il est de fait qu’un musicien vaut encore mieux, peut-être, fis-je doucement.

      Mon parrain ne dit pas oui, positivement, mais il me tendit les bras.

      Nous nous y jetâmes Henriette et moi, et toutes nos peines furent oubliées. Que Boule-de-Suie soit béni!

      Et le lendemain, sans

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