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abriter dans un souterrain où déjà beaucoup d'hommes étaient. Nous y restâmes assez longtemps, et, lorsque nous en sortîmes, nous rencontrâmes les régiments de la Garde qui allaient s'établir dans les environs du château de Péterskoé, où l'Empereur allait loger. Un seul bataillon, le premier du 2e régiment de chasseurs, resta au Kremlin: il préserva le palais de l'incendie, puisque l'Empereur y rentra le 18 au matin. J'oubliais de dire que le prince de Neufchâtel, ayant voulu s'assurer de l'incendie qui était autour du Kremlin, avait monté, avec un officier, sur une des plates-formes du palais, mais ils faillirent être enlevés par la violence du vent.

      Le vent et le feu continuaient toujours, mais un passage était libre: c'était celui par où l'Empereur venait de sortir. Nous le suivîmes, et, un instant après, nous nous trouvâmes sur les bords de la Moskowa. Nous marchâmes le long des quais, que nous suivîmes jusqu'au moment où nous trouvâmes une rue moins enflammée, ou une autre tout à fait consumée, car, par celle que l'Empereur venait de traverser, plusieurs maisons venaient de crouler après son passage, et qui empêchaient d'y pénétrer.

      Enfin, nous nous trouvâmes dans un quartier tout à fait en cendres, où notre juif tâcha de reconnaître une rue qui devait nous conduire sur la place du Gouvernement; il eut beaucoup de peine d'en retrouver les traces.

      Dans la nouvelle direction que nous venions de prendre, nous laissions le Kremlin sur notre gauche. Pendant que nous marchions, le vent nous envoyait des cendres chaudes dans les yeux, et nous empêchait d'y voir; nous nous enfonçâmes dans les rues, sans autre accident que d'avoir les pieds un peu brûlés, car il fallait marcher sur les plaques des toits, ainsi que sur les cendres qui étaient encore brûlantes, et qui couvraient toutes les rues.

      Nous avions déjà parcouru un grand espace, quand, tout à coup, nous trouvons notre droite à découvert; c'était le quartier des juifs, où les maisons, bâties toutes en bois, et petites, avaient été consumées jusqu'au pied: à cette vue, notre guide jette un cri et tombe sans connaissance. Nous nous empressâmes de le débarrasser de la charge qu'il portait: nous en tirâmes une bouteille de liqueur et nous lui en fîmes avaler quelques gouttes; ensuite, nous lui en versâmes sur la figure. Un instant après, il ouvrit les yeux. Nous lui demandâmes pourquoi il s'était trouvé malade. Il nous fit comprendre que sa maison était la proie des flammes, et que probablement sa famille avait péri, et, en disant cela, il retomba sans connaissance, de manière que nous fûmes obligés de l'abandonner, malgré nous, car nous ne savions que devenir sans guide, au milieu d'un pareil labyrinthe. Il fallut, cependant, se décider à quelque chose: nous fîmes prendre notre charge par un de nos hommes, et nous continuâmes à marcher; mais, au bout d'un instant, nous fûmes forcés d'arrêter, ayant des obstacles à franchir.

      La distance à parcourir pour atteindre une autre rue était au moins de trois cents pas; nous n'osions franchir cet espace, à cause des cendres chaudes qui allaient nous aveugler. Pendant que nous étions à délibérer, un de mes amis me propose de ne faire qu'une course; je conseillai d'attendre encore; les autres étaient de mon avis, mais celui qui m'avait fait cette proposition, voyant que nous étions irrésolus, et sans nous donner le temps de la réflexion, se mit à crier: «Qui m'aime me suit!» Et il s'élance au pas de course; l'autre le suit avec deux de nos hommes, et moi je reste avec celui qui avait la charge, qui consistait encore en trois bouteilles de vin, cinq de liqueurs, et des fruits confits.

      Mais à peine ont-ils fait trente pas, que nous les vîmes disparaître à nos yeux: le premier était tombé de tout son long; celui qui l'avait suivi le releva de suite. Les deux derniers s'étaient caché la figure dans leurs mains, et avaient évité d'être aveuglés par les cendres, comme le premier, qui n'y voyait plus, car c'était par un tourbillon de cette poussière qu'ils avaient été enveloppés. Le premier, ne pouvant plus voir, criait et jurait comme un diable: les autres étaient obligés de le conduire, mais ils ne purent le ramener, ni revenir à l'endroit où j'étais avec l'homme et la charge. Et moi, je n'osais risquer de les joindre, car le passage devenait de plus en plus dangereux. Il fallut attendre plus d'une heure, avant que je pusse aller à eux. Pendant ce temps, celui qui était devenu presque aveugle, pour se laver les yeux, fut obligé d'uriner sur un mouchoir, en attendant qu'il puisse se les laver avec le vin que nous avions: provisoirement, avec l'homme qui était resté avec moi, nous en vidâmes une bouteille.

      Lorsque nous fûmes réunis, nous vîmes qu'il y avait impossibilité d'aller plus avant sans danger. Nous décidâmes de retourner sur nos pas, mais, au moment de retourner, nous eûmes l'idée de prendre chacun une grande plaque en tôle pour nous couvrir la tête en la tenant du côté où le vent, les flammes et les cendres venaient; nous en prîmes donc chacun une. Après les avoir ployées pour nous en servir comme d'un bouclier, nous les appliquâmes sur nos épaules gauches, en les tenant des deux mains, de manière que nous avions la tête et la partie gauche garanties. Après nous être serrés les uns contre les autres, et en prenant toutes les précautions possibles pour ne pas être écrasés, nous nous mîmes en marche, un soldat en tête, ensuite moi tenant celui qui ne voyait presque pas, par la main, et les autres suivaient. Enfin nous traversâmes avec beaucoup de peine, et non sans avoir failli être renversés plusieurs fois. Lorsque nous eûmes traversé, nous nous trouvâmes dans une nouvelle rue, où nous aperçûmes plusieurs familles juives et quelques Chinois accroupis dans des coins, gardant le peu d'effets qu'ils avaient sauvés ou pris chez les autres. Ils paraissaient surpris de nous voir: probablement qu'ils n'avaient pas encore vu de Français dans ce quartier. Nous approchâmes d'un juif, nous lui fîmes comprendre qu'il fallait nous conduire sur la place du Gouvernement. Un père y vint avec son fils, et comme, dans ce labyrinthe de feu, les rues étaient coupées quelquefois par des maisons croulées ou par d'autres enflammées, ce ne fut qu'après des détours et de grandes difficultés de trouver des issues, et après nous être reposés plusieurs fois, que nous arrivâmes, à onze heures de la nuit, à l'endroit d'où nous étions partis la veille.

      Depuis que nous étions arrivés à Moscou, je n'avais pas, pour ainsi dire, pris de repos; aussi je me couchai sur de belles fourrures que nos soldats avaient rapportées en quantité, et je dormis jusqu'à sept heures du matin.

      La compagnie n'avait pas encore été relevée de service, vu que tous les régiments, ainsi que les fusiliers, et même la Jeune Garde, à la disposition du maréchal Mortier, qui venait d'être nommé gouverneur de la ville, étaient occupés, depuis trente-six heures, à comprimer l'incendie qui, lorsque l'on avait fini d'un côté, recommençait d'un autre. Cependant l'on conserva assez d'habitations, et même au delà de ce qu'il fallait, pour se loger, mais ce ne fut pas sans mal, car Rostopchin avait fait emmener toutes les pompes. Il s'en trouva encore quelques-unes, mais hors de service.

      Pendant la journée du 16, l'ordre avait été donné de fusiller tous ceux qui seraient pris mettant le feu. Cet ordre avait, aussitôt, été mis à exécution. Pas loin de la place du Gouvernement, se trouvait une autre petite place où quelques incendiaires avaient été fusillés et pendus ensuite à des arbres: cet endroit s'appela toujours la place des Pendus.

      Le jour même de notre entrée, l'Empereur avait donné l'ordre au maréchal Mortier d'empêcher le pillage. Cet ordre avait été donné dans chaque régiment, mais lorsque l'on sut que les Russes eux-mêmes mettaient le feu à la ville, il ne fut plus possible de retenir le soldat: chacun prit ce qui lui était nécessaire, et même des choses dont il n'avait pas besoin.

      Dans la nuit du 17, le capitaine me permit de prendre dix hommes de corvée, avec leurs sabres, pour aller chercher des vivres. Il en envoya vingt d'un autre côté, parce que la maraude ou le pillage[17], comme on voudra, était permis, mais en recommandant d'y mettre le plus d'ordre possible. Me voilà donc encore parti pour la troisième course de nuit.

      [Note 17: Nos soldats appelaient le pillage de la ville, la «foire de Moscou», (Note de l'auteur.)]

      Nous traversâmes une grande rue tenant à la place où nous étions. Quoique le feu y avait été mis deux fois, l'on était parvenu à s'en rendre maître, et, depuis ce moment, l'on avait été assez heureux de la préserver. Aussi plusieurs officiers supérieurs, ainsi qu'un grand nombre d'employés de l'armée, y avaient pris leur domicile. Nous en traversâmes encore d'autres où l'on ne

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