Скачать книгу

16: J'ai su, depuis, que c'était bien le général Pernetty, commandant les canonniers à pied de la Garde impériale. (Note de l'auteur.)]

      Aussitôt, je commandai quatre hommes pour l'exécution de l'ordre du général. Mais le soldat français est peu propre pour des exécutions semblables, de sang-froid: les coups qu'ils lui portèrent ne traversèrent pas sa capote; nous lui aurions sans doute sauvé la vie, à cause de sa jeunesse (et puis il n'avait pas l'air d'un forçat), mais le général, toujours présent, afin de voir si l'on exécutait ses ordres, ne partit que lorsqu'il vit le malheureux tomber d'un coup de fusil dans le côté, qu'un soldat lui tira, plutôt que de le faire souffrir par des coups de baïonnette. Nous le laissâmes sur la place.

      Un instant après, arriva un autre individu, habitant de Moscou, Français d'origine, et Parisien, se disant propriétaire de l'établissement des bains. Il venait me demander une sauvegarde, parce que, disait-il, on voulait mettre le feu chez lui. Je lui donnai quatre hommes, qui revinrent un instant après, en disant qu'il était trop tard, que cet établissement spacieux était tout en flammes.

      Quelques heures après notre malheureuse exécution, les hommes du poste vinrent me dire qu'une femme, passant sur la place, s'était jetée sur le corps inanimé du malheureux jeune homme. Je fus la voir; elle cherchait à nous faire comprendre que c'était son mari, ou un parent. Elle était assise à terre, tenant la tête du mort sur ses genoux, lui passant la main sur la figure, l'embrassant quelquefois, et sans verser une larme. Enfin, fatigué de voir une scène qui me saignait le coeur, je la fis entrer où était le poste; je lui présentai un verre de liqueur qu'elle avala avec plaisir, et puis un second, ensuite un troisième, et tant que l'on voulut lui en donner. Elle finit par nous faire comprendre qu'elle resterait pendant trois jours où elle était, en attendant que l'individu mort soit ressuscité; en cela, elle pensait, comme le vulgaire des Russes, qu'au bout de trois jours l'on revient; elle finit par s'endormir sur un canapé.

      À cinq heures, notre compagnie revint sur la place; elle était de nouveau commandée de piquet, de manière que, croyant me reposer, je fus encore de service pour vingt-quatre heures. Le reste du régiment, ainsi qu'une partie du reste de la Garde, était occupé à maîtriser le feu qui était dans les environs du Kremlin; l'on en vint à bout pour un moment, mais pour recommencer ensuite plus fort que jamais.

      Depuis que la compagnie était de retour sur la place, le capitaine avait fait partir des patrouilles dans différents quartiers: une fut envoyée encore du côté des bains, mais elle revint un instant après, et le caporal qui la commandait nous dit qu'au moment où il arrivait, l'établissement s'écroula avec un bruit épouvantable, et que les étincelles, emportées au loin par un vent d'ouest, avaient mis le feu à différents endroits.

      Pendant toute la soirée et une partie de la nuit, nos patrouilles ne faisaient que de nous amener des soldats russes que l'on trouvait dans tous les quartiers de la ville, le feu les faisant sortir des maisons où ils étaient cachés. Parmi eux se trouvaient deux officiers, l'un appartenant à l'armée, l'autre à la milice: le premier se laissa désarmer de son sabre, sans faire aucune observation, et demanda seulement qu'on lui laissât une médaille en or pendue à son côté; mais le second, qui était un jeune homme, et qui, indépendamment de son sabre, avait encore une ceinture remplie de cartouches, ne voulait pas se laisser désarmer, et, comme il parlait très bien français, il nous disait qu'il était de la milice: c'étaient là ses raisons, mais nous finîmes par lui faire comprendre les nôtres.

      À minuit, le feu recommença dans les environs du Kremlin; l'on parvint encore à le maîtriser. Mais le 16, à trois heures du matin, il recommença avec plus de violence, et continua.

      Pendant cette nuit du 15 au 16, l'envie me prit, ainsi qu'à deux de mes amis, sous-officiers comme moi, de parcourir la ville, et de faire une visite au Kremlin dont on parlait tant…. Nous nous mîmes en route: pour éclairer notre marche, nous n'avions pas besoin de flambeaux, mais comme nous avions envie de visiter les demeures et les caves des seigneurs moscovites, nous nous étions fait accompagner, chacun, par un homme de la compagnie, muni de bougies.

      Mes camarades connaissaient déjà un peu le chemin, pour l'avoir fait deux fois, mais comme tout changeait à chaque instant, par suite de l'éboulement des rues, nous fûmes bientôt égarés. Après avoir marché quelque temps sans direction certaine, suivant comme le feu nous le permettait, nous rencontrâmes, fort heureusement, un juif qui s'arrachait la barbe et les cheveux en voyant brûler sa synagogue, temple dont il était le rabbin. Comme il parlait allemand, il nous conta ses peines, en nous disant que lui et d'autres de sa religion avaient mis, dans le temple, pour le sauver, tout ce qu'ils avaient de plus précieux, mais qu'à présent, tout était perdu. Nous cherchâmes à consoler l'enfant d'Israël, nous le prîmes par le bras, et nous lui dîmes de nous conduire au Kremlin.

      Je ne puis me rappeler sans rire, que le juif, au milieu d'un pareil désastre, nous demanda si nous n'avions rien à vendre, ou à changer. Je pense que c'est par habitude qu'il nous fit cette question, car, pour le moment, il n'y avait pas de commerce possible.

      Après avoir traversé plusieurs quartiers, dont une grande partie était en feu, et avoir remarqué beaucoup de belles rues encore intactes, nous arrivâmes sur une petite place un peu élevée, pas loin de la Moskowa, d'où le juif nous fit remarquer les tours du Kremlin que l'on distinguait comme en plein jour, à cause de la lueur des flammes; nous nous arrêtâmes un instant dans ce quartier, pour visiter une cave d'où quelques lanciers de la Garde sortaient. Nous y prîmes du vin et du sucre, beaucoup de fruits confits; nous en chargeâmes le juif, qui porta tout sous notre protection. Il était jour lorsque nous arrivâmes, près de la première enceinte du Kremlin: nous passâmes sous une porte bâtie en pierre grise, surmontée d'un petit clocher où il y avait une cloche, en l'honneur d'un grand saint Nicolas qui se trouvait dans une niche dessous la porte, et à gauche en entrant. Ce grand saint, qui avait au moins six pieds, et richement habillé, était adoré par chaque Russe qui passait, même les forçats: c'est le patron de la Russie.

      Lorsque nous fûmes au delà de la première enceinte, nous tournâmes à droite où, après avoir longé une rue que nous eûmes beaucoup d'embarras de traverser, à cause du désordre qu'il y avait par suite du feu qui venait de se déclarer dans plusieurs maisons où s'étaient établies des cantinières de la Garde, nous arrivâmes, non sans peine, contre une haute muraille surmontée de grandes tours. De distance en distance, de grandes aigles dorées dominent au haut des tours. Après avoir passé une grande porte, nous nous trouvâmes dans la place et vis-à-vis du palais. L'Empereur y était depuis la veille, car, du 14 au 15, il avait couché dans un faubourg.

      À notre arrivée, nous y rencontrâmes des amis du 1er régiment de chasseurs qui étaient de piquet et qui nous retinrent à déjeuner. Nous y mangeâmes de bonnes viandes, chose qui ne nous était pas arrivée depuis longtemps; nous y bûmes aussi d'excellent vin. Le juif, que nous avions toujours gardé avec nous, fut forcé, malgré toute sa répugnance, de manger avec nous et de goûter du jambon. Il est vrai de dire que les chasseurs, qui avaient beaucoup de lingots en argent qui venaient de l'hôtel de la Monnaie, lui promirent de faire des échanges; ces lingots étaient aussi gros qu'une brique et en avaient la forme: il s'en est trouvé beaucoup.

      Il était près de midi que nous étions encore à table avec nos amis, le dos appuyé contre des grosses pièces de canon monstre, qui sont de chaque côté de la porte de l'arsenal qui est en face du palais, lorsqu'on cria: «Aux armes!» Le feu était au Kremlin. Un instant après, des brandons de feu tombaient dans la cour où se trouvaient de l'artillerie de la Garde, avec tous les caissons; à côté se trouvait une grande quantité d'étoupes, que les Russes avaient laissée, et dont déjà une partie était en flammes. La crainte d'une explosion occasionna un peu de désordre, surtout par la présence de l'Empereur que l'on força, pour ainsi dire, de quitter le Kremlin.

      Pendant ce temps, nous avions dit adieu à nos amis; nous étions partis pour rejoindre le régiment. Notre guide, à qui nous avions fait comprendre l'endroit où il était, nous fit prendre une direction par où, nous disait-il, nous aurions plus court, mais il nous fut impossible d'y pénétrer; nous en fûmes repoussés par les flammes. Il nous fallut attendre

Скачать книгу