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le bout d'un des pistolets que je lui avais pris; il me regarda encore d'un air stupide, et, voulant se relever, il retomba. À la fin, il parvint à se tenir debout. Voyant qu'il était ivre, je le pris par un bras et, l'ayant fait sortir de la chambre, je le conduisis au bout de la galerie qui séparait les chambres, et lorsqu'il fut sur le bord de l'escalier qui était droit comme une échelle, je le poussai: il roula jusqu'en bas comme un tonneau, et presque contre la porte du corps de garde de la police, qui était en face de l'escalier. Les hommes de garde le traînèrent dans une chambre destinée pour y enfermer tous ceux de son espèce que l'on arrêtait à chaque instant; enfin, je n'en entendis plus parler.

      Après cette expédition, je retournai à la chambre et je m'y enfermai, et, ayant encore regardé si rien ne pouvait me nuire, j'ouvris la porte de la seconde chambre où j'aperçus, en entrant, les deux Dulcinées assises sur un canapé. En me voyant, elles ne parurent pas surprises; elles me parlèrent toutes deux à la fois; je ne pus jamais rien comprendre. Je voulus savoir si elles avaient quelque chose à manger; elles me comprirent parfaitement, car aussitôt elles me servirent des concombres, des oignons et un gros morceau de poisson salé avec un peu de bière, mais pas de pain. Un instant après, la plus jeune m'apporta une bouteille qu'elle appela Kosalki; en le goûtant, je le reconnus pour du genièvre de Dantzig, et, en moins d'une demi-heure, nous eûmes vidé la bouteille, car je m'aperçus que mes deux Moscovites buvaient mieux que moi. Je restai encore quelque temps avec les deux soeurs, car elles m'avaient fait comprendre qu'elles l'étaient; alors je retournai dans ma chambre.

      En entrant, je trouvai un sous-officier de la compagnie qui était venu pour me voir, et qui depuis longtemps m'attendait. Il me demanda d'où je venais; lorsque je lui eus conté mon histoire, il ne fut plus surpris de mon absence, mais il parut enchanté, à cause, me dit-il, que l'on ne trouvait personne pour blanchir le linge; puisque le hasard nous procurait deux dames moscovites, certainement elles se trouveraient très honorées de blanchir et de raccommoder celui des militaires français. À dix heures, lorsque tout le monde fut couché, comme nous ne voulions pas que personne sache que nous avions des femmes, le sous-officier revint, avec le sergent-major, chercher nos deux belles. Elles, firent d'abord quelques difficultés, ne sachant où on les conduisait; mais, ayant fait comprendre qu'elles désiraient que je les accompagnasse, j'allai jusqu'au logement, où elles nous suivirent de bonne grâce, en riant. Un cabinet se trouvant disponible, nous les y installâmes, après l'avoir meublé convenablement avec ce que nous trouvâmes dans leur chambre; bien mieux, avec tout ce que nous trouvâmes de beau et d'élégant que les dames nobles moscovites n'avaient pu emporter, de manière que, de grosses servantes qu'elles paraissaient être, elles furent de suite transformées en baronnes, mais blanchissant et raccommodant notre linge.

      Le lendemain au matin, 21, j'entendis une forte détonation d'armes à feu; j'appris que l'on venait encore de fusiller plusieurs forçats et hommes de la police, que l'on avait pris mettant le feu à l'hospice des Enfants-Trouvés et à l'hôpital où étaient nos blessés; un instant après, le sergent-major accourut me dire que j'étais libre.

      En rentrant dans notre logement, j'aperçus nos tailleurs, les deux hommes que j'avais sauvés, déjà en train de travailler; ils faisaient des grands collets avec les draps des billards qui étaient dans la grande salle du café où était logée la compagnie, et que l'on avait démontés pour avoir plus de place. J'entrai dans la chambre où étaient enfermées nos femmes; elles étaient occupées à faire la lessive, et elles s'en tiraient passablement mal. Cela n'est pas étonnant, elles avaient sur elles des robes en soie d'une baronne! Mais il fallait prendre patience, faute de mieux. Le reste de la journée fut consacré à organiser notre local et à faire des provisions, comme si nous devions rester longtemps dans cette ville. Nous avions en magasin, pour passer l'hiver, sept grandes caisses de vin de Champagne mousseux, beaucoup de vin d'Espagne, du porto; nous étions possesseurs de cinq cents bouteilles de rhum de la Jamaïque, et nous avions à notre disposition plus de cent gros pains de sucre, et tout cela pour six sous-officiers, deux femmes et un cuisinier.

      La viande était rare; ce soir-là, nous eûmes une vache; je ne sais d'où elle venait, probablement d'un endroit où il n'était pas permis de la prendre, car nous la tuâmes pendant la nuit, pour ne pas être vus.

      Nous avions aussi beaucoup de jambons, car l'on en avait trouvé un grand magasin; ajoutez à cela du poisson salé en quantité, quelques sacs de farine, deux grands tonneaux remplis de suif que nous avions pris pour du beurre; la bière ne manquait pas; enfin, voilà quelles étaient nos provisions, pour le moment, si toutefois nous venions à passer l'hiver à Moscou.

      Le soir, nous eûmes l'ordre de faire un contre-appel; il fut fait à dix heures; il manquait dix-huit hommes. Le reste de la compagnie dormait tranquillement dans la salle des billards; ils étaient couchés sur des riches fourrures de martes-zibelines, des peaux de lions, de renards, et d'ours; une partie avait la tête enveloppée de riches cachemires et formant un grand turban, de sorte que, dans cette situation, ils ressemblaient à des sultans plutôt qu'à des grenadiers de la Garde: il ne leur manquait plus que des houris.

      J'avais prolongé mon appel jusqu'à onze heures, à cause des absents, pour ne pas les porter manquants; effectivement, ils rentrèrent un instant après, ployant sous leur charge. Parmi les objets remarquables qu'ils rapportèrent, il se trouvait plusieurs plaques en argent, avec des dessins en relief; ils apportaient aussi chacun un lingot du même métal, de la grosseur et de la forme d'une brique. Le reste consistait en fourrures, châles des Indes, des étoffes en soie tissée d'or et d'argent. Ils me demandèrent encore la permission de faire, de suite, deux autres voyages, pour aller chercher du vin et des fruits confits, qu'ils avaient laissés dans une cave: je la leur accordai, un caporal les accompagna. Il est bon de savoir que, sur tous les objets qui avaient échappé à l'incendie, nous autres sous-officiers prélevions toujours un droit au moins de vingt pour cent.

      Le 22 fut consacré au repos, à augmenter nos provisions, à chanter, fumer, rire et boire, à nous promener. Le même jour, je fis une visite à un Italien, marchand d'estampes, qui restait dans notre quartier; et dont la maison n'avait pas été brûlée.

      Le 23 au matin, un forçat fut fusillé dans la cour du café. Le même jour, l'ordre fut donné de nous tenir prêts, pour le lendemain matin, à passer la revue de l'Empereur.

      Le 24, à huit heures du matin, nous nous mîmes en marche pour le Kremlin. Lorsque nous y arrivâmes, plusieurs régiments de l'armée y étaient déjà réunis pour la même cause; il y eut, ce jour-là, beaucoup de promotions et beaucoup de décorations données. Ceux qui, dans cette revue, reçurent des récompenses, avaient bien mérité de la patrie, car plus d'une fois ils avaient versé leur sang au champ d'honneur.

      Je profitai de cette circonstance pour visiter en détail les choses remarquables que renfermait le Kremlin. Pendant que plusieurs régiments étaient occupés à passer la revue, je visitai l'église Saint-Michel, destinée à la sépulture des empereurs de Russie. Ce fut dans cette église que, les premiers jours de notre arrivée, croyant y trouver des grands trésors que l'on disait y être cachés, des militaires de la Garde, du 1er de chasseurs, qui étaient restés de piquet au Kremlin, s'y étaient introduits, avaient parcouru des caveaux immenses, mais, au lieu d'y trouver des trésors, ils n'y trouvèrent que des tombeaux en pierre, recouverts en velours, avec des inscriptions sur des plaques en argent. On y rencontra aussi quelques personnes de la ville qui s'y étaient retirées sous la protection des morts, croyant y être en sûreté, parmi lesquelles se trouvait une jeune et jolie personne que l'on disait appartenir à une des premières familles de Moscou, et qui fit la folie de s'attacher à un officier supérieur de l'armée. Elle fit la folie, plus grande encore, de le suivre dans la retraite. Aussi, comme tant d'autres, elle périt de froid, de faim et de misère.

      Sortant des caveaux de l'église Saint-Michel, je fus voir la fameuse cloche, que j'examinai dans tous ses détails. Sa hauteur est de dix-neuf pieds; une bonne partie est enterrée, probablement par son propre poids, depuis le temps qu'elle est à terre, par suite de l'incendie qui brûla la tour où elle était suspendue et dont on voit encore les fondations. Les grosses pièces de bois auxquelles elle était suspendue y sont encore attachées, mais cassées par le milieu.

      Pas

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