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La piraterie dans l'antiquité. Jules M. Sestier
Читать онлайн.Название La piraterie dans l'antiquité
Год выпуска 0
isbn 4064066085612
Автор произведения Jules M. Sestier
Жанр Языкознание
Издательство Bookwire
II
LES ARGONAUTES.
L'expédition des Argonautes est à moitié vraie et à moitié fabuleuse. Elle eut peut-être un plus grand retentissement que le siège et la prise de Troie, quoiqu'elle fût antérieure à ces grands événements. Homère[1] dit en parlant du navire que montait Jason: «Argo présent au souvenir de tous.» Un grand nombre de poètes anciens dont les œuvres ne nous sont pas parvenues ont pris la tradition argonautique pour sujet de leurs chants[2]. Elle peut, sous sa forme la plus complète se diviser en cinq parties: 1º l'histoire de la toison d'or; 2º l'occasion et le préparatif du départ des Argonautes; 3º les aventures de leur voyage; 4º leur séjour en Colchide; 5º le retour. Le développement de chacune de ces parties ne peut rentrer dans le cadre de cet ouvrage, mais cette grande expédition mérite qu'on s'y arrête quelques instants à cause de l'intérêt qu'elle présente au point de vue de l'histoire de la piraterie.
[1] Odyssée XII, 68.
[2] Ukert, über Argonautenfahrt, Géogr. der Griech. und Roem;—Ch. Lévesque, Études sur l'hist. anc. de la Grèce;—Vivien de Saint-Martin, Histoire de la Géographie;—Dict. des Antiquités grecques et romaines, Argonautæ.
Et d'abord, au risque de se montrer irrévérencieux envers des héros exaltés par Orphée, Pindare, Hérodote, Apollonius de Rhodes et Valérius Flaccus, il faut reconnaître que Jason et ses compagnons ont été de véritables pirates. En effet, si l'on élague tous les merveilleux incidents, toutes les poétiques fictions dont l'imagination hellénique l'a parée, que reste-t-il de cette légende? Un fond traditionnel bien connu. Les Sidoniens, hardis navigateurs, avaient dû pousser de très bonne heure leurs explorations à travers les détroits qui conduisent à la Propontide et au Pont-Euxin[1], et, par eux sans doute, quelque vague notion des pays aurifères qui avoisinent le Phase était arrivée jusqu'aux Grecs de l'Égée. La légende dit que Jason partit d'Iolcos, sur l'ordre du roi Pélias, pour s'emparer de la toison d'or; elle lui donne pour compagnons Hercule, Castor et Pollux, Orphée, etc., tandis qu'en réalité, Jason s'embarqua avec quelques Minyens pour s'enrichir des mines d'or de la Colchide et acheter ou s'emparer des laines du pays, ou des toisons, dont on se servait pour amasser l'or que les rivières charriaient avec le sable. Les incidents du voyage sont bien ceux de hardis aventuriers. A Lemnos, les femmes avaient massacré tous les hommes à l'exception du roi Thoas; les génies de la fécondité avaient fui l'île maudite; les Argonautes les y ramenèrent. Dans l'Hellespont, ils rencontrent d'autres pirates et leur livrent un grand combat. Dans l'île de Cyzique, ils tuent, à la suite d'une méprise funeste, il est vrai, le roi Cyzicos qui leur avait donné l'hospitalité. En Mysie, les héros s'égayent dans un banquet; un des leurs, Hylas, est enlevé par les nymphes de la fontaine, épisode qui a donné lieu à la charmante idylle de Théocrite. Ils se divertissent à la chasse; Idmon périt en poursuivant un sanglier. Arrivés en Colchide, ils enlèvent la toison d'or et la célèbre Médée qui, pour retarder la poursuite de son père Aétès, sème sur la route les membres de son propre frère, Absyrtos. Ce sont bien là des exploits de pirates. Je n'insisterai pas sur le retour des Argonautes qui a si fort intrigué les géographes; à mesure que la connaissance du monde s'agrandissait, il était imaginé un nouvel itinéraire suivi par ces antiques navigateurs. C'est ainsi que le poème orphique fait passer les Argonautes du Phase dans le fleuve Océan ou mer Cronienne, au delà des pays Hyperboréens, revenir par les colonnes d'Hercule, source de l'Océan, et aborder enfin à Iolcos, après avoir côtoyé la contrée des Ténèbres (Espagne), doublé au nord les îles Sacrées (Sardaigne et Corse), traversé Charybde et Scylla, et remonté la côte orientale de la Grèce. La légende accréditée par Hésiode et Pindare fait naviguer les Argonautes du Phase dans l'Océan, et de là, à travers la Libye, dans le lac Tritonis et le Nil. C'est la route du sud. Mais quand on se fut assuré que le Phase ne débouchait point dans l'Océan, Apollonius de Rhodes inventa un troisième itinéraire; le navire Argo revint par l'Ister et l'Éridan, qui étaient censés communiquer dans l'Adriatique. Enfin, une dernière opinion n'emprunte rien à l'imagination et ramène prosaïquement les aventuriers par la même route qu'ils avaient suivie pour se rendre en Colchide, c'est-à-dire par le Bosphore et la Propontide.
Outre les œuvres des écrivains cités, les monuments nous offrent des représentations qui ressemblent fort à des scènes de pirateries dont les Argonautes sont les acteurs. Un ouvrage célèbre, le ciste de Ficoroni, nous montre Pollux attachant le géant Amycos à un tronc d'arbre pendant que ses compagnons se livrent à de copieuses libations. Le combat des Argonautes contre Talos forme le sujet d'une des peintures de vase les plus remarquables que l'antiquité nous ait léguées[2].
[1] Movers, Die Phonizier.
[2] Arch. Zeit., 1846, p. XLIV; 1848, p. XXIV;—Denkm-und Forsch., 1860, pl. CXXXIX, CXL.
III
LES HÉROS D'HOMÈRE.
Le sage, le prudent Ulysse lui-même dépeint dans un de ses récits le type parfait d'un de ces chefs de pirates qui remplissaient de leurs exploits les parages de la mer Égée. Ouvrons Homère[1]: le héros est chez Eumée; il ne se fait pas encore reconnaître. Son hôte lui demande: Qui es-tu parmi les hommes? Ulysse lui trace alors un portrait qui n'est pas le sien puisqu'il désire rester inconnu, mais dans lequel il est difficile de ne pas saisir un air de famille.
«Je n'aimais point les travaux paisibles, ni les soins intérieurs qui forment une belle famille; les vaisseaux, les rames, les combats, les javelots aigus et les flèches, sujet de tristesse, qui glacent le reste des humains, étaient seuls ma joie; un dieu me les avait mis dans l'esprit. C'est ainsi que les mortels sont entraînés par des goûts divers. Avant le départ des fils de la Grèce pour Ilion, déjà neuf fois j'avais conduit contre les peuples étrangers des guerriers et des vaisseaux rapides, et toutes choses m'étaient échues en abondance. Je choisissais une juste part du butin, le sort disposait du reste et me donnait encore beaucoup; ma maison s'accroissait rapidement, je devenais chez les Crétois redoutable et digne de respect... En cinq jours nous parvenons au beau fleuve Égyptos. J'arrête mes navires dans ses ondes et j'ordonne à mes compagnons de ne point s'écarter et de garder la flotte; j'envoie seulement des éclaireurs à la découverte. Mais, emportés par leur audace, confiants dans leurs forces, ils ravagent les champs magnifiques des Égyptiens, entraînent les femmes, les tendres enfants et massacrent les guerriers, etc...»
[1] Odyssée, XIV, traduction de Giguet.
Voilà bien de la piraterie, si je ne me trompe. Les Normands n'agissaient pas autrement. Et cependant Ulysse invoque ces actes comme de brillants exploits dignes de l'admiration de son hôte. Cela ne doit pas nous surprendre. A cette époque, la piraterie était une profession avouée. Elle était fort répandue dans l'antiquité; souvent, dans Homère, on questionne les navigateurs inconnus dans les termes suivants: «O mes hôtes, qui êtes-vous?