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La piraterie dans l'antiquité. Jules M. Sestier
Читать онлайн.Название La piraterie dans l'antiquité
Год выпуска 0
isbn 4064066085612
Автор произведения Jules M. Sestier
Жанр Языкознание
Издательство Bookwire
On est frappé en lisant les auteurs anciens du nombre considérable d'enlèvements que contiennent leurs écrits, et encore n'ont-ils cité que les plus célèbres. C'est que, en effet, dans la société primitive, la force préside à tout. La femme étant la plus faible tombe aux mains de l'homme et devient sa propriété. Les traces de cette violence de l'homme à l'égard de la femme existent de nos jours chez les Tcherkesses du Caucase; le futur doit enlever par la force sa fiancée, et celle-ci et ses parents ne se bornent pas toujours à n'opposer qu'une molle résistance. Le prix que paie l'époux à la famille de sa femme, après le rapt, est considéré comme une indemnité. Chez les diverses tribus des bords de l'Amazone, placées à l'un des derniers degrés de la civilisation, l'homme prend de force sa future épouse, et s'il ne le fait pas réellement, il feint d'en agir ainsi. En Australie, de véritables combats ont lieu à cette occasion, entre les tribus[1]. La légende de l'enlèvement des Sabines, si célèbre dans l'histoire de Rome, est un souvenir de ces rapts de femmes de tribus différentes.
Telles sont les considérations générales que je crois devoir présenter avant d'entrer dans l'histoire de la piraterie. J'ai jugé nécessaire de remonter aux premiers âges de l'humanité et de rechercher dans la civilisation à son berceau les causes et les origines de la piraterie pour en saisir le véritable caractère. J'établirai dans le cours de cet ouvrage, à l'aide de documents rigoureusement exacts, que la piraterie n'apparut pas comme une violation de la loi, ni comme un crime, mais bien comme une condition déplorable sans doute, mais inhérente à la nature même et à la constitution de la société primitive.
[1] Maury, La Terre et l'Homme.
CHAPITRE II
I
LA LÉGENDE DE BACCHUS.
L'exploit de piraterie peut-être le plus ancien est celui qui est consigné dans la légende de Dionysos (Bacchus). L'enfance, l'éducation et l'existence habituelle de Dionysos forment le sujet d'un cycle immense de légendes, de descriptions poétiques et de représentations figurées. Dans toutes ces œuvres, Dionysos figure comme un grand conquérant, comme un voyageur infatigable, promenant ses orgies et son cortège par toute la Grèce et l'Asie-Mineure. L'intervention de ce dieu dans la guerre des Géants est plusieurs fois représentée sur les vases peints; dans cette lutte, il a pour auxiliaires des animaux qui sont ses symboles, la panthère, le lion et le serpent[1]. Les légendes béotiennes[2] racontaient que Bacchus avait vaincu Triton qui enlevait des troupeaux sur les côtes, et ce Triton ne devait être qu'un pirate puissant.
[1] Gerhard, Auserl-Vas.
[2] Pausanias, IX, 20, 4;—Athénée VII, p. 296.
A Naxos, Bacchus triomphait du dieu marin Glaucus qui lui disputait l'amour d'Ariadne. Dans cette même île, son culte supplanta celui de Poséidon (Neptune), ce qui permet de supposer que Bacchus fit sentir sa puissance belliqueuse sur mer aussi bien que sur terre.
Le plus éclatant de ses triomphes eut la mer pour théâtre. Il le remporta sur les pirates tyrrhéniens. C'est le thème de l'hymne septième de la collection homérique. Le dieu, prêt à quitter l'île d'Icaria pour se rendre à Naxos, se montre sur la côte sous les traits d'un beau jeune homme appesanti de sommeil et de vin. Des pirates tyrrhéniens, cherchant une proie, s'emparent de lui et l'emmènent captif sur leurs vaisseaux. Mais ses liens se détachent d'eux-mêmes, toutes les parties du navire sont subitement enveloppées de pampre et de lierre; enfin, Dionysos prend la forme d'un lion, et les pirates épouvantés se précipitent dans la mer où ils sont changés en dauphins. Dans les versions postérieures, le récit va toujours en se surchargeant de nouveaux prodiges. Ovide[1] a fait de cette légende le sujet du troisième livre de ses Métamorphoses. C'est également le motif de la belle frise du monument choragique de Lysicrate à Athènes, dans laquelle il est facile de reconnaître, malgré les mutilations qui existent, un des traits de l'histoire de Dionysos, qui trouvait naturellement sa place sur le monument d'une victoire remportée aux fêtes de ce dieu. Les figures, au nombre de trente, représentent les pirates tyrrhéniens. Dionysos est assis au centre de la composition, ayant un lion près de lui et entouré de satyres; d'autres chargent de chaînes les pirates, les torturent avec des torches ou les assomment à coups de thyrses. Quelques-uns de ces pirates se jettent à la mer et opèrent leur transformation en dauphins[2].
Sur une plaque d'or, Bacchus, qui va combattre les Tyrrhéniens, est représenté presque enfant, tenant lui-même les torches et s'avançant sur les flots de la mer[3].
Un vase peint à figures noires est conforme aux données de l'hymne homérique: le dieu est seul dans le vaisseau dont le mât est enveloppé d'une vigne, autour nagent les Tyrrhéniens changés en dauphins[4]. La même fable était le sujet d'un des tableaux décrits par Philostrate[5]. Enfin, sur certaines pierres gravées[6], on voit un pirate demi transformé en dauphin et un dauphin avec un thyrse. Les poètes qualifient quelquefois le dauphin de tyrrhenus piscis[7].
Cette légende de Bacchus et des Tyrrhéniens, si répandue dans l'antiquité, prouve combien la piraterie remonte à une époque reculée puisqu'elle nous ramène aux temps mythologiques. Il nous semble probable que la légende de Jupiter enlevant Europe, celle d'Orphée et d'Eurydice, celles du poète Arion, de Dédale et cent autres, immortalisées par les poètes, se rapportent à des actes de piraterie. Dans une époque où la navigation était à son enfance, il n'est pas étonnant de voir que les peuples se sont plu à se figurer l'intervention des dieux.
[1] Ovide, 582-700.—Apollod. III, 5, 3.—Lucien VIIIe dial.
[2] Cette frise est gravée dans les Monuments de la Grèce, de Legrand et dans les Antiquités d'Athènes, de Stuart et Revett, et aussi dans le Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, de Daremberg et Saglio, p. 611.
[3] Gaz. arch., 1875. pl. II.—Dict. des antiq. grecq. et rom., p. 611.
[4] Gerhard, Auserl-Vas.
[5] Icon. I, 19.
[6] Tœlken, Verzeichniss, III, 2, nº