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je n'ai besoin de rien, dit-elle en repoussant le verre; aidez-moi, seulement, à gagner ma voiture.

      La mère Sans-Refus lampa la liqueur et mit le verre dans la poche de son tablier.

      —Entrez un instant chez moi, dit-elle; vous serez mieux que dans la rue.

      Laure et la mère Sans-Refus, soulevèrent la comtesse, qui fut introduite dans la boutique, éclairée seulement alors par la faible lueur qui se faisait jour à travers les carreaux de papier huilé de la cloison.

      La mère Sans-Refus, qui avait replacé son lampion dans la niche pratiquée dans un mur de refend pour le recevoir, examinait avec intérêt les traits de la comtesse.

      —Doux Jésus! se disait-elle... Est-elle giroffle la rupine[160], aussi giroffle que ma pauvre Nichon. Qué broquille[161], qué bride[162], qué chouette pelure sur ses endosses[163], qué chance qu'elle n'ait pas été rembroquée[164] par les fanandels[165], ils l'auraient grinchie d'autor[166], mais ils n'auront que nibergue[167], les scélérats.

      La comtesse se trouvait un peu mieux et elle essayait de se lever; la mère Sans-Refus s'y opposa.

      —N'grouillez pas, lui dit-elle, vous vous feriez du mal, vous êtes ici plus en sûreté que chez le curé de la paroisse; nous allons, votre amie et moi, chercher votre cocher, et puis après nous vous conduirons à votre voiture, ça n'sera pas long: au surplus soyez sans crainte, j'vas brider le boucart[168].

      La mère Sans-Refus frappa sur la cloison et dit seulement ces deux mots: du maigre[169].

      Cela fait, elle sortit, emmenant Laure avec elle.

      Lucie demeura seule et attendit quelques instants avec résignation; cependant elle n'était pas tranquille, elle éprouvait un sentiment de terreur indéfinissable qu'augmentait encore l'aspect misérable de tout ce qui l'entourait, tout à coup le bruit confus de plusieurs voix venant de la pièce formée par la cloison, frappa son oreille, elle réunit toutes ses forces pour s'en approcher, puis se cachant, se blottissant, pour ainsi dire, derrière l'espèce de comptoir près duquel l'avait fait asseoir sa singulière hôtesse, et retenant son haleine, émue, tremblante, elle écouta!...

      Les individus cachés par la cloison, parlaient à voix basse, Lucie ne pouvait donc saisir que quelques-unes de leurs paroles, qui, du reste, ne disaient rien à son imagination, c'était un mélange confus de mots hétéroclites, de locutions vicieuses entremêlées d'horribles blasphèmes.

      De plus en plus épouvantée, Lucie comprit enfin l'affreuse position dans laquelle elle se trouvait placée, à chaque instant elle s'attendait à devenir victime des hommes qu'elle entendait dans la pièce voisine; en ce moment la porte pratiquée dans la cloison s'ouvrit; Lucie se crut perdue; elle eut cependant assez de présence d'esprit pour conserver sa position, un homme vint allumer sa pipe au lampion que la mère Sans-Refus avait replacé dans sa niche, tout en répondant à un individu resté dans l'arrière salle:

      —Foi de Coco Desbraises! dit-il, si elle me fait des traits, je lui faucherai le colas[170].

      Lucie, sans bien comprendre le sens de ces paroles, devina cependant, à l'accent de celui qui venait de les prononcer, qu'elles renfermaient une horrible menace, elle fit un léger mouvement, l'homme tourna la tête vers le comptoir comme s'il avait entendu quelque bruit, et, à la lueur du papier enflammé avec lequel il avait allumé sa pipe, et qu'il avait jeté sur le sol, ayant éclairé la place où se tenait Lucie, elle vit distinctement, sous le comptoir derrière lequel elle s'était accroupie, le cadavre d'un homme jeune encore, enveloppé seulement d'une mauvaise serpillière: l'homme attendit un instant, puis il entra dans la salle en disant:

      —Allons, mes bijoux, un glacis d'eau d'aff[171].

      Une sueur froide, dont les gouttes abondantes ruisselaient sur son visage, inonda le corps de Lucie, tout son sang reflua vers son cœur; mais puisant du courage dans l'excès même du péril, elle ne perdit pas totalement l'usage de ses sens; à chaque instant cependant elle croyait entendre sonner sa dernière heure, les minutes lui paraissaient des siècles, mille affreuses images traversaient son imagination; pourquoi l'avait-on enfermée? pourquoi avait-on emmené sa compagne? elle allait être volée, assassinée peut-être; enfin sa terreur devint si grande, qu'elle allait crier pour implorer du secours, lorsque le bruit de la clé tournant dans la serrure, la rappela à elle. Voulant savoir si enfin c'était son amie et la vieille femme, elle leva la tête, et à la faible lueur du réverbère à laquelle donnait passage la porte qui était demeurée entr'ouverte, elle aperçut un homme sur le seuil, c'était celui auquel nous avons entendu la mère Sans-Refus donner le nom de Rupin; sa main droite était appuyée sur la clé restée dans la serrure, dans l'autre il tenait un rouleau de ces petits cordages dont se servent habituellement les mariniers; il restait immobile sur le seuil, comme s'il attendait l'arrivée de quelqu'un.

      Le son de plusieurs voix et le bruit d'une voiture vinrent fort à propos ranimer quelque peu le courage de Lucie, que tant d'émotions avaient brisée; elle fit un mouvement involontaire, l'attention de l'homme fut éveillée; il se retourna, et ses regards se dirigèrent vers la place occupée par Lucie; la blancheur de ses vêtements et le feu de ses diamants, qui brillaient dans l'ombre, la trahirent.

      Rupin s'approcha d'elle vivement, il lui saisit les deux mains en s'écriant: «Tron de l'air, qu'elle est chouette la menesse[172], c'est du fruit nouveau que d'allumer une calège de la haute dans le tapis de la mère Sans-Refus[173]. N'ayez pas peur, belle étrangère, nous connaissons les manières qu'il faut employer avec les calèges[174]; vous serez traitée avec égards et politesse.

      —De grâce, laissez-moi sortir d'ici, lui répondit Lucie, laissez-moi sortir, je vous en supplie.

      —Oui, tu sortiras, bel ange, mais avant de sortir, il faudra payer le passage, allons, embrasse-moi. Et, joignant le geste aux paroles, il saisit Lucie par la taille.

      La jeune femme jeta un cri perçant, la porte du repaire intérieur s'ouvrit et la boutique se trouva tout à coup encombrée par une foule d'individus, porteurs de sinistres physionomies, l'un d'eux, qui tenait une chandelle à la main, s'approcha de Lucie, et déjà il allongeait la main pour saisir son collier.

      Rupin le repoussa brusquement, et changeant subitement de ton et de langage:

      —Oh! pardonnez-moi, madame, dit-il à Lucie, mais par quel hasard une femme de votre monde se trouve-t-elle à cette heure dans un pareil lieu?

      Lucie n'eut pas le temps de lui répondre; Laure et la mère Sans-Refus entraient à ce moment dans la boutique, suivies de plusieurs individus attirés par ses cris; l'un d'eux voulut saisir Rupin, mais celui-ci, doué d'une vigueur peu commune, se débarrassa facilement de son agresseur qui alla tomber sur le comptoir; le choc fut si rude, que les verres, les bouteilles et les mesures d'étain tombèrent sur le sol avec un bruit épouvantable.

      La mère Sans-Refus entendit dans le lointain le bruit des pas mesurés d'une patrouille.

      —Enquillez à la planque, la sime aboule icigo[175], s'écria-t-elle.

      Rupin et les autres malfaiteurs disparurent par l'arrière-salle, et il ne restait plus dans la boutique, lorsque la patrouille arriva, que les curieux attirés par le bruit.

      Lucie, soutenue et guidée par Laure, avait profité du trouble pour s'esquiver et rejoindre la voiture qui les avait amenées, elle donna cependant sa bourse à la mère Sans-Refus, dont l'étrange et dangereuse hospitalité fut généreusement payée.

      Une demi-heure après, cette scène, qui avait duré moins de temps qu'il ne nous en a fallu pour essayer de la décrire, Lucie et Laure rentraient chez elles.

       Table des matières

      La

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