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voir les petits Coignet, il faut leur porter du pain.» Mais quelle est notre surprise! Les deux plus vieux étaient partis sans qu'on puisse les trouver. Le lendemain, point de nouvelles. Nous disons ça à papa, qui nous dit: «Ces pauvres enfants, ils étaient trop malheureux, toujours battus.» Je fus demander au petit et à sa sœur où étaient leurs deux frères: «Ils sont partis, me dirent-ils.—Et où?—Ah! dame, je ne sais pas.» Mon père est venu demander au père Coignet: «On dit que vos garçons sont partis?» Mais il a répondu: «Je crois qu'ils sont allés voir des parents du côté de la montagne des Alouettes. C'est des petits coureurs. Je les rosserai[14] à leur retour.» Mes deux camarades me racontèrent ensuite que les deux plus jeunes n'étaient plus à la maison. «Ces pauvres petits», dirent-ils, «on ne sait pas ce qu'ils sont devenus; tout le monde crie après le père Coignet et sa femme.»

      À ce récit, les larmes m'échappèrent des yeux. «Vous pleurez? me dirent-ils.—Ça fait trop de mal d'entendre des choses comme cela.—Dame! on les battait tous les jours, et leur père ne les a pas cherchés du tout.»

      Il était temps que cette conversation finisse, car j'étais au bout de mes forces, je ne pouvais plus tenir… Je rentrai dans ma grange pour pleurer à mon aise, ne sachant pas ce que je devais faire, si je rentrerais à la maison accabler mon père de reproches et tomber sur cette furie de belle-mère qui était la cause de notre malheur. Je délibère dans ma petite tête de ne pas faire de scandale, je prends ma bêche et vais au jardin travailler. Quelle fut ma surprise de voir paraître ma belle-mère avec un petit marmot qu'elle tenait par la main! Oh! alors, je ne pus me retenir de voir cette furie de femme paraître devant moi. Je fus prêt à faire un malheur; je quittai le jardin, la voyant s'approcher de moi; je pars comme un trait du côté de l'écurie pour pleurer à mon aise. J'avais pris le jardin en horreur. Toutes les fois que j'y allais je trouvais toujours le père ou la mère, que j'évitais autant que je pouvais. Combien de fois j'ai été tenté de passer par-dessus la séparation des deux jardins pour aller asséner un coup de bêche sur la tête de la mère et de son enfant, mais Dieu retenait ma main, et je me sauvais.

      * * * * *

      Maintenant la scène change de face; la Providence vient à mon secours. Deux marchands de chevaux se présentent dans l'auberge de M. Romain, gros aubergiste, pour coucher, mais le maître et la maîtresse se battaient à coups de fourches. Alors ces messieurs descendent chez ma sœur. Quelle joie pour moi de voir arriver deux beaux messieurs à la maison, et sur deux beaux chevaux! Quelle aubaine! «Mon petit, disent-ils, mets nos chevaux à l'écurie et donne-leur du son.—Soyez tranquilles, vous serez contents!»

      Ces messieurs vont à la maison, se font servir un bon souper, et après ils viennent à l'écurie voir leurs bidets, qui étaient bien pansés et dans la paille jusqu'au ventre. «C'est bien, mon petit garçon, nous sommes contents de vous.»

      Le plus petit me dit: «Mon jeune garçon, pourriez-vous venir nous conduire demain sur la route d'Entrains? Nous allons à la foire, mais il faudrait que nos chevaux soient prêts à trois heures du matin.—Eh bien! messieurs, ils seront prêts, je vous le promets.—Nous avons trois lieues à faire, n'est-ce pas?—Oui, messieurs, mais il faut demander la permission à madame, pour que je puisse vous conduire.—C'est vrai, nous lui demanderons.»

      Je donne l'avoine et le foin devant ces messieurs, et ils vont se coucher pour partir à trois heures du matin pour la foire d'Entrains que l'on nomme les Brandons. A deux heures, les chevaux étaient sellés. Je vais réveiller ces messieurs et leur dis: «Vos bidets sont prêts.»

      Je vois sur la table de nuit des pistolets et une montre; ils la font sonner: «Deux heures et demie. C'est bien, mon petit, donne-leur l'avoine et nous partirons. Dites à madame que nous voudrions manger des œufs à la coque.»

      Je vais faire lever ma sœur qui se dépêche.

      Je retourne à l'écurie préparer mes deux bidets. Ces messieurs arrivent et montent à cheval. «Madame, vous nous permettez d'emmener votre domestique avec nous pour passer les bois?—Eh bien! va, me dit-elle, avec ces messieurs.»

      Me voilà parti. Aussitôt hors de l'endroit, ces messieurs mettent pied à terre, me mettent entre eux deux, et me demandent combien je gagnais par an. «Je puis vous le dire. C'est de l'argent, des chemises, une blouse, des sabots, et puis j'ai des profits; je ne puis pas dire au juste ce que je gagne.—Eh bien! ça vaut-il bien cent francs?—Oh! oui, messieurs.—Comme vous paraissez intelligent, si vous voulez venir avec nous, nous vous emmènerons; nous vous donnerons trente sous par jour, et nous vous achèterons un bidet tout sellé. Nous vous prendrons en passant ici. Si vous vous ennuyez chez nous, votre voyage sera payé.—Messieurs, je le veux bien, mais vous ne me connaissez pas, et l'on ne me connaît pas non plus dans l'auberge où je suis. Eh bien! vous allez me connaître. Je suis le frère de la grande dame[15] chez qui vous avez couché.—Ça n'est pas possible!—Oh! je vous le jure.—Comment ça se fait-il?—Eh bien! si vous me permettez, je vais vous l'apprendre.»

      Oh! alors, voilà qu'ils me serrent de près, ils me prennent par le bras. Je vous promets qu'ils sont tout oreilles pour m'entendre: «Voilà quatre ans que je suis perdu. Nous étions quatre enfants. Les mauvais traitements de notre belle-mère nous ont fait quitter la maison paternelle et pas un ne m'a reconnu. Je suis domestique chez ma sœur du premier lit, vous pouvez vous en assurer à votre passage.» Et me voilà à pleurer.

      «Allons, ne pleurez pas; nous allons vous faire un mot d'écrit que vous remettrez à madame, qui vous enverra à Auxerre pour aller chercher notre cheval qui est tombé à l'auberge de M. Paquet, près la porte du Temple. Voilà de l'argent et des assignats pour payer le vétérinaire et l'aubergiste: cela fait trente francs. Vous le ramènerez tout doucement, vous lui ferez manger du son à Courson; vous ne monterez pas dessus.—Non, messieurs. Il ne faut pas parler de moi à ma sœur.—Soyez tranquille, mon jeune garçon. Remettez-lui ce petit mot et demain vous partirez pour Auxerre. Vous aurez bien soin de notre cheval. Nous sommes à Entrains pour huit jours. Quand vous verrez arriver nos chevaux, vous vous tiendrez prêt. Prenez seulement une chemise dans votre poche. —Ça suffit.»

      Je quittai ces messieurs le cœur bien gros. On me dit en arrivant: «Tu as été bien longtemps.—Dame! ils m'ont mené bien loin, ces messieurs-là. Voilà une lettre qu'ils ont donnée pour vous, et de l'argent et des assignats pour aller à Auxerre chercher un cheval qui est malade.—Ah! ils ne se gênent pas, ces messieurs.—Dame! voilà la lettre; ça vous regarde.»

      Il lit la lettre: «Eh bien, tu partiras à trois heures du matin; tu as quatorze lieues à faire demain.»

      De la nuit je ne ferme l'œil, ma petite tête était bouleversée de tout ce qui venait de m'arriver. Je fais mes sept lieues en cinq heures, j'arrive à huit heures du matin chez M. Paquet; je trouve mon cheval bien portant, je présente ma lettre, et l'on m'envoie chez le vétérinaire, qui donne un reçu de son payement. Je reviens à l'hôtel, je règle avec M. Paquet, je pars pour Druyes, et j'arrive à sept heures à la maison, bien fatigué. Faire quatorze lieues dans un jour à douze ans, c'était trop pour mon âge. Enfin je soigne bien mon cheval; je lui fais une bonne litière, et je vais souper. Je remets les reçus et trois francs du reste de l'argent de ces messieurs, et je vais me fourrer dans ma paille. Oh! comme j'ai dormi. Je n'ai fait qu'un somme.

      Le lendemain, j'ai pansé mon cheval le plus propre possible, et j'ai déjeuné. «Tu vas battre à la grange, me dit mon beau-frère.—Ça suffit.»

      Je bats jusqu'à l'heure du dîner.

      «Tu vas aller au jardin bêcher.»

      Me voilà parti. Je trouve mon père et ma belle-mère: «Te voilà, Jean!—Oui, monsieur Coignet.—Tu viens d'Auxerre?—Oui, monsieur.—Tu as bien marché. Connais-tu cette ville?—Non, monsieur, je n'ai pas eu le temps de la voir.—C'est vrai.»

      Et comme j'allais me retirer, j'entends ma belle-mère qui disait à mon père: «La Granger a du bonheur d'avoir un petit jeune homme aussi intelligent.—C'est vrai, lui répondit mon père. Quel âge as-tu?—Douze ans, monsieur.—Ah! tu promets de faire un homme.—Je l'espère.—Allons,

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