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impossible de se figurer la douleur, l'accablement d'Ursule, en entendant ces mots.

      J'étais navrée pour elle. Gontran souriait malgré lui; mademoiselle de Maran triomphait. Pourtant elle ne voulut pas trop prolonger cette scène, et reprit aussitôt:

      – Voulez-vous bien vous taire, monsieur Sécherin, vilain indiscret! Est-ce qu'on dit ces choses-là? On garde ces friands petits bonheurs-là pour soi tout seul; ce sont de ces petites félicités coquettes et mysticoquentieuses dont on se chafriole en secret et qu'on n'avoue pas! Ursule vous aurait mille et mille fois appelé son gros loup qu'elle se ferait plutôt tuer que de l'avouer, et elle aurait raison. Je vous répète que vous êtes un vilain indiscret. Ah! les hommes!.. les hommes!.. nous ne pouvons pas leur laisser lire dans notre cœur nos plus charmantes préférences, nous ne pouvons pas les leur témoigner par les noms les plus doux, sans qu'ils aillent tout de suite se vanter de cela de toutes leurs forces!

      – Eh bien! c'est vrai, madame, – dit M. Sécherin, – j'ai eu tort, vous avez raison, toujours raison; encore une leçon dont je profiterai. Je garderai bellotte et gros loup pour nous deux ma femme.

      – Et vous ferez bien. Mais parlez-moi donc de ces biens d'émigrés que monsieur votre père avait achetés lorsqu'il était petit marchand. Vous ne savez pas comme ça m'intéresse. Est-ce qu'ils étaient considérables, ces biens?

      – Oui, madame, ils avaient appartenu en partie à la famille de Rochegune avant la révolution; mais à la restauration, mon père les a revendus au vieux marquis.

      A ce nom, qui revenait si singulièrement et si souvent dans cette journée, ma tante fronça le sourcil.

      – Est-ce que M. de Rochegune a encore beaucoup de propriétés dans cette province, monsieur? – demanda Gontran.

      – Certainement, monsieur; il a toutes les propriétés de son père, comme il en a toutes les qualités… L'hospice des vieillards fondé par feu M. le marquis est à deux lieues de chez moi. Ah! madame, – ajouta M. Sécherin avec exaltation en se retournant vers ma tante, – quel bien feu M. le marquis faisait dans le pays!.. et avec cela si peu fier! Enfin, madame, figurez-vous que, tant qu'il restait à son château de Rochegune, il allait tous les dimanches à la messe de l'hospice des vieillards; après la messe il dînait à leur table, allait avec eux à vêpres, soupait encore avec eux et couchait dans leur dortoir: il faisait toujours cela une fois par semaine; ce n'est pas tout, il suivait jusqu'au cimetière le cercueil des pauvres qui mouraient. Voilà, madame, ce qui s'appelle faire du bien avec bonté… n'est-ce pas?

      – Oui, sans doute, – répondit ironiquement mademoiselle de Maran. – Aller manger dans la gamelle de ces vieux vagabonds, mais je trouve cette idée-là tout à fait réjouissante.

      – Ah! vous avez bien raison, madame, – reprit naïvement M. Sécherin; – ça leur réjouissait le cœur, à ces pauvres gens. Mais ce n'est encore rien que cela, madame.

      – Ah! mon Dieu! il y a quelque chose de plus pharamineux encore que cette communion de gamelle?

      – Oui, madame. Comme j'étais le plus fort manufacturier du pays, M. le marquis m'avait prié de commander de petits ouvrages à ces malheureux: ils les faisaient, mais Dieu sait comme! cela ne servait à rien, c'était de la matière première perdue que feu M. le marquis payait; non content de cela, il me remboursait les petites sommes que je donnais à ces pauvres vieux censément pour prix de leurs ouvrages, de façon qu'ils croyaient gagner par leur travail les douceurs qu'ils se procuraient ainsi…

      – Mais c'est que c'est, en effet, d'une superlative délicatesse! – s'écria mademoiselle de Maran, – et c'est bien raisonné surtout! car enfin, jugez donc! si ces messieurs les vagabonds étaient venus à s'apercevoir que ce M. de Rochegune se permettait de leur faire l'aumône en tout et pour tout, c'est qu'ils auraient pu se révolter au moins! joliment rabrouer cet impertinent marquis, et profiter d'une nuit où il serait venu coucher dans leur dortoir pour lui donner une bonne traversinade qu'il n'aurait pas volée.

      L'amertume avec laquelle mademoiselle de Maran raillait une action d'une délicatesse peut-être outrée, mais qui révélait du moins la plus touchante bonté, prouvait combien elle était piquée de voir donner à ses calomnies un si éclatant démenti.

      Gontran partageait mon émotion. Ursule, les yeux fixes, semblait profondément et douloureusement absorbée.

      M. de Lancry dit à M. Sécherin:

      – Je trouve aussi que la conduite de M. de Rochegune est admirable, monsieur; et l'hospice est-il toujours entretenu?

      – Toujours, monsieur, et M. le marquis de Rochegune maintenant fait comme faisait son père. Au retour de ses voyages, il est venu passer six mois à son château, et il a été une fois par semaine dîner et coucher à l'hospice tout comme son père; aussi est-il adoré dans le pays tout comme son père…

      – Et il le mérite bien, assurément… tout comme son père… – dit mademoiselle de Maran avec aigreur. – Est-ce qu'il met aussi le bonnet et la casaque ces beaux jours-là?

      – Non, madame; il reste habillé comme il est. Oh! il fait cela comme tout ce qu'il fait, simplement, sans ostentation. C'est naturel chez lui. Il tient ça de son père. C'est comme le courage; il est brave comme un lion. Tenez, il y a sept ou huit ans, il n'avait alors que vingt ans, lui et un drôle d'homme, M. le comte de Mortagne, qui était l'ami intime de son père, ont fait un coup devant lequel les plus intrépides auraient peut-être reculé.

      En entendant le nom de M. de Mortagne, la mauvaise humeur de mademoiselle de Maran augmenta.

      – Vous avez connu M. de Mortagne? – dis-je vivement à M. Sécherin.

      – Oui, mademoiselle; c'était un original qui avait été au bout du monde, un ancien troupier de la grande armée, une barbe comme un sapeur; il venait bien souvent nous voir à la fabrique; mon pauvre père l'aimait bien aussi. Pour en revenir à mon histoire, un jour, lui et le jeune M. de Rochegune chassaient un lièvre à cheval et aux chiens courants; ils n'avaient donc pas de fusils, et ne possédaient pour toute arme qu'un fouet; le lièvre débouche de la forêt de Rochegune et prend la plaine. C'était en plein hiver; ils trouvent dans un champ un berger couvert de sang et à moitié mort.

      – Bon… bon… je vois d'ici ce que c'est, – dit mademoiselle de Maran avec impatience, – quelque chien… quelque loup enragé qui aura mordu les moutons et le berger, et que ces deux paladins auront mis à mort. Allons, c'est superbe… N'en parlons plus.

      – Non, madame, c'était…

      – Bien, bien, mon cher monsieur Sécherin, faites-nous grâce de ces histoires-là, elles doivent être d'une terrible beauté, et cette nuit leur ressouvenir me donnerait le cauchemar. Mais tenez, je vois dans les yeux d'Ursule qu'elle meurt d'envie d'aller causer avec Mathilde.

      Je me levai, je pris ma cousine par la main, et je l'emmenai chez moi, laissant M. Sécherin avec ma tante et Gontran.

      CHAPITRE III.

      L'AVEU

      L'humiliation d'Ursule fut profonde et cruelle; non-seulement elle avait souffert de la vulgarité de son mari, mais aussi de la révélation des expressions ridiculement familières qu'il avait employées à son égard quelques jours après son mariage.

      Mademoiselle de Maran avait été servie au delà de ses souhaits; sa bonhomie perfide, en mettant d'abord le mari d'Ursule en confiance, avait montré ce dernier sous un jour presque grotesque; le hasard avait fait le reste.

      Je pense maintenant que, sans trop anticiper sur les événements, je puis vous faire remarquer que dès mon enfance mademoiselle de Maran n'avait eu qu'une pensée, celle d'exciter la jalousie, l'envie d'Ursule contre moi; elle voulait me faire tôt ou tard une ennemie implacable de celle que j'aimais de la tendresse la plus sincère.

      Lorsque j'étais enfant, elle avait mis mon intelligence, mon esprit au-dessus de celui d'Ursule; jeune fille, c'était ma beauté, c'était ma fortune qui devaient complétement éclipser ma

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