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ses desseins et ses aspirations, eût été, il le comprenait, une insigne maladresse.

      Risquer un mot, hasarder une allusion, c'eût été à tout jamais se fermer les portes de la villa.

      S'imposer, au contraire, par les services rendus, s'insinuer, s'implanter petit à petit lui semblait un chef-d'œuvre de machiavélisme.

      Et il avait résolu de jouer le rôle d'un vieil ami sans conséquence, jusqu'au jour où, sûr d'être indispensable, il démasquerait brusquement ses batteries.

      Or, pouvait-il souhaiter une occasion plus admirable que celle qui s'offrait à lui pour ses débuts?

      Qu'aurait à refuser Mme Delorge à l'homme qui l'aiderait à se faire rendre justice? Rien.

      D'un autre côté, et toute question de sentiment à part, M. Ducoudray n'était pas sans une certaine satisfaction de se trouver mêlé à cette affaire. Le mystère l'attirait.

      Qu'il courût, à s'occuper de cette affaire, un danger quelconque, il était à cent lieues de le soupçonner.

      Pour lui, comme pour cent mille autres, le soir du 2 décembre 1851, la tentative du prince Louis-Napoléon ne pouvait aboutir qu'à un échec honteux…

      N'importe! toutes ces idées qui grouillaient dans sa cervelle l'agitaient si fort, qu'il lui fut impossible de fermer l'œil de la nuit.

      Dès sept heures, le matin du 3 décembre, le mercredi, il était debout, rasé. Et, à sept heures et demie, il franchissait le seuil de sa maison, lesté d'une tasse de café à la crème.

      La matinée était sombre et pluvieuse.

      Les boutiques, le long des rues de Passy, s'ouvraient lentement. La circulation était rare. Les ouvriers qui passaient par groupes, se rendant à leur chantier, avaient des physionomies singulières et parlaient bas.

      Pourtant, ce n'est qu'en arrivant à la place de la Concorde que M. Ducoudray reconnut clairement la gravité des événements.

      La première division de l'armée de Paris, sous les ordres du général Carrelet, reprenait ses positions de la veille dans les Champs-Élysées, sur la place et aux abords de l'Élysée et des Tuileries.

      – Diable! grommela M. Ducoudray, voilà beaucoup de soldats!..

      L'impression désagréable qu'il en ressentit devint décidément fâcheuse lorsqu'il se fut approché d'un groupe qui s'était formé au coin de la rue Castiglione, devant une affiche qu'on venait de placarder.

      Un jeune homme, l'œil enflammé et la parole vibrante d'indignation, racontait ce qui était advenu la veille de la tentative de résistance des représentants réunis à la mairie du Xe arrondissement.

      – Ils étaient au moins trois cents, disait-il… S'étant constitués, ils venaient de décréter la déchéance du président et de nommer le général Oudinot commandant en chef des troupes, quand un officier, un sous-lieutenant de chasseurs à pied, se présente et les somme de se disperser… Ils refusent, ils déclarent qu'ils ne céderont qu'à la force… Aussitôt la salle des délibérations est envahie par des agents et des soldats, qui empoignent les représentants du peuple et les traînent à la caserne du quai d'Orsay, où ils sont prisonniers…

      Il fut interrompu par un sergent de ville, qui, d'une voix rude, cria:

      – Dispersez-vous!.. Les rassemblements sont défendus!..

      Cela indigna M. Ducoudray.

      – Pourquoi donc colle-t-on des affiches, objecta-t-il, s'il est interdit de s'arrêter pour les lire…

      – Vous, le vieux, prononça l'agent, je vous engage à filer, sinon!..

      Sinon quoi? Il accompagnait sa menace d'un si terrible coup d'œil, que M. Ducoudray crut voir s'entr'ouvrir la porte des cachots…

      Il fila…

      Et, tout en hâtant le pas, il réfléchissait qu'il serait peut-être prudent de remettre à un autre jour sa visite à Montmartre…

      Oui, mais que penserait Mme Delorge en le voyant revenir si vite, et que lui dirait-il?.. Ce n'est pas qu'un mensonge fût bien difficile à inventer; mais cette veuve d'un soldat renommé pour son courage devait priser la bravoure et être sensible à des dangers courus à son service.

      Il continua donc sa route, et ne tarda pas à arriver au boulevard.

      L'agitation y était sensible, bien que sourde encore et contenue. Beaucoup de boutiques n'étaient qu'entr'ouvertes, comme il arrive à Paris quand on s'attend à quelque chose.

      De petites affiches manuscrites, appelant aux armes, étaient collées contre les arbres avec des pains à cacheter, et les passants s'arrêtaient pour les lire. Mais un sergent de ville passait, qui arrachait brutalement l'affiche, et tout était dit…

      – C'est égal, pensait M. Ducoudray, ça chauffe… Ça sent la poudre!

      Il ne se trompait pas.

      Au moment où il arrivait à la hauteur de la rue Drouot, il fut croisé par plusieurs jeunes gens qui couraient en criant:

      – Aux armes! On se bat au faubourg Saint-Antoine! Un représentant vient d'être tué!.. Aux armes!..

      – Certainement ils ont raison! dit M. Ducoudray à un homme arrêté comme lui sur le boulevard…

      L'autre ne répondit pas…

      Un escadron de lanciers arrivait au grand trot du côté de la Madeleine… Bravement, M. Ducoudray se jeta rue Drouot.

      Cette idée qu'on n'était peut-être pas en sûreté sur le boulevard lui rendait ses jambes de vingt ans, et c'est avec la rapidité d'une flèche qu'il franchit la rue Drouot, traversa le faubourg Montmartre et se mit à remonter les pentes roides de la rue des Martyrs et de la chaussée Clignancourt…

      A mesure qu'il s'éloignait du centre, de ce forum sceptique et léger qu'on appelle le boulevard, l'émotion diminuait…

      Les boutiquiers causaient sur le pas de leur porte, mais ils plaisantaient, riant d'un rire ironique. Les passants lisaient les affiches, mais ils haussaient les épaules…

      Du moins, M. Ducoudray s'attendait à trouver Montmartre fort agité. Erreur. Jamais ce quartier, si impressionnable et si remuant, n'avait été plus calme. Et cependant, depuis le matin, Jules Bastide et le représentant Madier de Montjau couraient les ateliers et appelaient aux armes.

      Cependant, M. Ducoudray arrivait rue Mercadet, à l'adresse indiquée par l'employé des écuries de l'Élysée…

      C'était une vaste maison à cinq étages, qui, à en juger par le nombre des fenêtres, excessivement rapprochées les unes des autres, devait être divisée en une infinité de petits logements.

      Un long couloir obscur et étroit, fort malpropre et très boueux, conduisait à la loge du portier, une véritable niche ménagée sous l'escalier.

      Dans cette loge, une vieille femme était assise, surveillant l'ébullition d'un poêlon d'où s'échappaient des odeurs suspectes.

      – Monsieur Laurent Cornevin, s'il vous plaît? demanda M. Ducoudray.

      – Il ne doit pas être chez lui, répondit la portière, mais sa femme y est.

      – Il est donc marié?

      – Tiens! pourquoi donc pas? Oui, il est marié, et il a même cinq enfants, trois filles et deux garçons…

      L'espoir que la femme saurait lui dire où trouver son mari décida le bonhomme.

      – Indiquez-moi, s'il vous plaît, demanda-t-il, le logement de M. Cornevin.

      – C'est au premier, répondit la portière… au premier, en descendant du ciel, bien entendu.

      Et se penchant à la fenêtre de sa loge, qui ouvrait sur la cour:

      – Ohé! m'ame Cornevin! cria-t-elle, d'une voix à érailler le crépi des murs, v'là un monsieur pour vous!

      La précaution n'était pas

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