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des Invalides avaient forcé le cocher de s'éloigner, et ce n'est qu'après de longues recherches qu'elle le retrouva sur le quai d'Orsay.

      – Rue Sainte-Claire, à Passy, commanda-t-elle en s'élançant dans la voiture, et vite, surtout, bien vite…

      C'était facile à commander, impossible à exécuter au milieu de l'incessant mouvement des troupes de toutes armes qui s'alignaient le long des quais, qui gardaient les ponts ou se formaient en carré sur la place de la Concorde.

      Le cocher lança bien son cheval, mais à peine engagé dans la grande allée des Champs-Élysées, il fut contraint de l'arrêter.

      Le président de la République, le prince Louis-Napoléon Bonaparte, s'avançait à cheval, entouré d'un nombreux état-major doré sur toutes les coutures.

      Instinctivement, Mme Delorge avança la tête à la portière, et au premier rang, à cheval, plus hautain que jamais, elle reconnut le comte de Combelaine…

      Alors, une soudaine et foudroyante inspiration l'éclaira… Une colère terrible charria tout son sang à son cerveau… Et roidissant le bras dans la direction de cet homme:

      – C'est lui!.. s'écria-t-elle, c'est lui!..

      Mais ce cri désespéré devait se perdre comme en un désert dans l'émotion d'un tel moment. Personne ne se trouva pour le relever.

      Personne… hormis l'homme qu'il accusait.

      M. de Combelaine se pencha sur son cheval, ses yeux rencontrèrent ceux de Mme Delorge, et elle crut surprendre sur ses lèvres le sourire ironique et triomphant du coupable sûr de l'impunité.

      Et pourquoi non!

      Si là-bas, sur la place du palais Bourbon, l'issue du coup d'État semblait encore douteuse, ici, près de l'Élysée, tout présageait une victoire.

      Le prince, entouré de son escorte piaffante et dorée, souriait, et bien au-dessus du roulement des tambours et des fanfares des clairons, s'élevaient les acclamations des soldats. Déjà, aux cris de: «Vive le président!» se mêlaient des cris bien autrement significatifs de: «Vive l'empereur!..»

      Autour d'elle, dans la foule qui se pressait sur le trottoir, Mme Delorge ne découvrait que des visages consternés ou stupéfaits. Les imprécations étaient rares. A peine quelques sceptiques osaient-ils rappeler à demi-voix les entreprises avortées de Boulogne et de Strasbourg.

      – C'est fini! murmura la malheureuse femme, c'est fini!..

      Déjà le triomphant cortège était passé. Le cocher reprit sa course, et vingt minutes plus tard il s'arrêtait devant la villa de la rue Sainte-Claire.

      Debout près de la grille, Krauss attendait.

      Apercevant sa maîtresse:

      – Ah! madame, s'écria le digne serviteur, que vous est-il arrivé!.. Nous étions tous, ici, dans une inquiétude mortelle. M. Ducoudray voulait partir à votre recherche; nous ne savions que faire…

      C'est qu'il était deux heures. C'est que les employés des pompes funèbres étaient arrivés. Déjà la porte était tendue de draperies noires…

      – Où est… mon mari? demanda la pauvre femme…

      Krauss suffoquait… Pour la dixième fois depuis la veille, il frémit de cette crainte que la raison de sa maîtresse ne résistât pas à tant d'effroyables assauts.

      – Hélas! balbutia-t-il, on a apporté la bière, et… moi-même, j'ai enseveli mon général. Si madame voulait me croire…

      – C'est bien!.. interrompit-elle.

      Et toujours de ce même pas d'automate qui épouvantait tant l'honnête Krauss, l'œil fixe et sec, elle gravit l'escalier…

      Le cercueil du général était au milieu de la chambre, posé sur deux tréteaux et recouvert d'une draperie noire avec une grande croix blanche. Auprès, étaient les deux prêtres qui avaient veillé le corps, et M. Ducoudray.

      – Que tout le monde se retire, commanda Mme Delorge d'un accent qui ne souffrait pas de réplique, et qu'on m'amène mon fils…

      On obéit, et elle demeura seule, debout, devant ce cercueil où en même temps que la dépouille mortelle de son mari on avait scellé sa vie à elle, son bonheur et toutes ses espérances…

      Elle se maudissait de ne s'être pas trouvée là pour ensevelir de ses mains l'homme qu'elle avait tant aimé, et elle frissonnait d'un désir immense, impérieux, irrésistible, de le voir une fois encore, la dernière.

      Certainement elle allait donner l'ordre de déclouer la bière, quand elle se sentit tirer par sa robe.

      C'était son fils, c'était Raymond, qui venait d'entrer, et qui blême, le visage décomposé, la poitrine gonflée de sanglots, lui disait:

      – Mère, c'est moi. Tu m'as appelé, que me veux-tu? Je t'en prie, parle-moi!..

      Elle lui prit la main, et l'attirant près du cercueil:

      – Si je t'ai fait venir, ô mon fils, prononça-t-elle, c'est qu'il ne faut pas que jamais le souvenir de ce moment affreux s'efface de ta mémoire… Tu n'étais qu'un enfant hier, le coup terrible qui nous frappe doit faire de toi un homme… Tu as désormais à remplir un devoir sacré…

      Le malheureux la regardait d'un air de stupeur profonde.

      – On t'a dit, poursuivit-elle, je t'ai dit moi-même que ton père a été tué en duel… C'est faux, tout me le prouve. Ton père, le vaillant et loyal soldat, a été assassiné! et je connais le meurtrier… Oui, je suis prête à jurer, sur mon salut éternel, que je le connais…

      Elle respira avec effort, et reprit, en laissant tomber lourdement chacune de ses paroles:

      – Les circonstances sont telles, mon fils, que tout sera mis en œuvre, sans doute, pour étouffer la vérité. Il se peut que la justice humaine nous trahisse. Il se peut que le coupable paraisse tout à coup hors de notre portée. N'importe! ton père, Raymond, doit être vengé. C'est à cette œuvre que je vais consacrer ma vie. Peut-être y succomberai-je. Alors tu seras là… Jure-moi, mon fils, que ton père sera vengé, que tu consacreras à cette cause sainte tout ce que tu auras de force, d'intelligence et d'énergie… Jure que tu renonces à t'appartenir tant que le lâche assassin n'aura pas été puni!..

      D'un geste solennel, Raymond étendit la main au-dessus du cercueil, et dit:

      – Je le jure!..

      Mme Delorge n'eut pas le temps d'ajouter une syllabe.

      Des pas lourds ébranlaient l'escalier, des hommes vêtus de la sinistre livrée des pompes funèbres parurent à la porte de la chambre, disant entre eux:

      – Voilà le cercueil à descendre… Mâtin! il n'a pas l'air léger!

      Ils s'approchaient, insoucieux de leur besogne lugubre, tout en échangeant ces réflexions, et déjà ils enlevaient la draperie noire…

      Oh! alors, véritablement, Mme Delorge sentit son cœur se briser et sa raison vaciller… Folle de douleur, elle se jeta contre le cercueil, en s'écriant:

      – Non! vous ne l'emporterez pas, je vous le défends…

      Mais c'était la convulsion suprême de sa douleur, ses bras presque aussitôt se détendirent, ses yeux se fermèrent, sa tête se renversa en arrière et elle roula inanimée sur le tapis…

      VII

      Il faisait nuit depuis longtemps, lorsqu'avec le libre exercice de sa raison, Mme Delorge recouvra la faculté de souffrir.

      Elle était couchée dans la chambre, dans le lit de son fils.

      Une veilleuse brûlait sur la cheminée. Près du feu, dans un fauteuil, une femme de chambre sommeillait à demi…

      Ce qui s'était passé depuis le moment où elle avait perdu connaissance, la pauvre femme le comprenait.

      On l'avait fait revenir à elle, on l'avait

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