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murmura Mme Delorge, qu'est-il arrivé?..

      Bonnement le digne rentier crut que c'était de lui qu'elle s'inquiétait, et s'inclinant avec un sourire pâle:

      – Il est arrivé, fit-il, que je n'ai pas trouvé de voiture, que j'ai attendu inutilement une douzaine d'omnibus, et que j'ai été forcé de revenir à pied, avec une boue, oh! mais une boue!.. Mais ce n'est rien, madame, ma mission est remplie, et je vais, si vous le voulez bien, commencer par le commencement…

      Il s'était posé sur son fauteuil, en narrateur qui en a pour longtemps. Il s'essuya le front, et après avoir repris haleine:

      – Donc, commença-t-il, c'est chez le docteur Buiron que j'ai couru en sortant d'ici. Il était absent, et son domestique m'a dit qu'il ne rentrerait que vers une heure pour sa consultation. Ayant deux heures devant moi, j'en profitai pour déjeuner. Revenu chez le docteur à l'heure indiquée, je le trouvai, cette fois…

      «Ce docteur Buiron m'a paru un honnête homme. Dès qu'il a su que j'étais envoyé par la famille Delorge: «Monsieur, m'a-t-il dit, je pressentais qu'on me demanderait compte des événements de cette nuit, et comme je me défie de ma mémoire, je les ai couchés par écrit pendant que je les avais encore très présents…»

      «C'était vrai, et il a eu l'obligeance de me communiquer sa relation. Il a fait plus; il me l'a confiée, et je vais, madame, vous la lire.

      Ce disant, M. Ducoudray chaussa ses lunettes, tira un papier de sa poche et lut:

«RELATION DE CE QUI M'EST ARRIVÉ DANS LA NUIT DU 30 NOVEMBREAU 1er DÉCEMBRE 1851:

      «Il pouvait être deux heures du matin, et je dormais, lorsqu'on sonna violemment à ma porte. L'instant d'après, mon domestique introduisit dans ma chambre à coucher un jeune officier de cavalerie qui me parut fort troublé, et qui me dit: «Docteur, un grand malheur vient d'arriver… un de nos généraux vient d'être blessé mortellement… Au nom du ciel, venez vite!..» M'étant habillé en toute hâte, je suivis cet officier.

      «C'est à l'Élysée, au palais du prince président, qu'il me conduisit. Mais nous n'entrâmes pas par la grande porte. Il me fit passer par une espèce de poterne, traverser une cour, et enfin il m'introduisit, au rez-de-chaussée, dans une vaste pièce qui me parut un ancien corps de garde. Un quinquet, emprunté à l'écurie voisine, l'éclairait…

      «Trois hommes y étaient debout, causant avec une certaine animation, et qui me parurent appartenir aux classes élevées de la société. Ils étaient en habit noir.

      «Ils eurent à mon arrivée une exclamation de satisfaction, et me montrèrent, dans un des angles de la pièce, étendu sur un grand manteau, un homme revêtu de l'uniforme de général, et qu'ils me dirent être le général Delorge.

      «Du premier coup d'œil, je vis qu'il était mort depuis une couple d'heures. Cependant je défis son habit, et je constatai qu'il avait reçu un coup d'épée au côté droit, lequel avait dû déterminer une mort immédiate.

      «Aussitôt, je demandai ce qui était arrivé.

      «On me répondit que le général Delorge et un de ses collègues, à la suite d'une violente altercation, étaient descendus dans le jardin et s'y étaient battus à la lueur d'un quinquet que leur tenait un garçon d'écurie.

      «Aucune réponse ne fut faite à diverses questions que je posai, mais on me pria d'accompagner celui de ces messieurs qui allait reporter le corps du général à son domicile, et je ne crus pas pouvoir refuser.

      «On envoya donc chercher un fiacre où le corps fut porté et où je pris place avec un de mes inconnus…

      «Durant le trajet, qui fut long, c'est en vain que j'essayai d'arracher un renseignement à mon compagnon. Et lorsque nous sortîmes de la maison après avoir rempli notre mission: «Prenez le fiacre pour rentrer, me dit-il, moi je reste par ici, où j'ai affaire.» Et il me remit deux billets de cent francs…

      «Et moi, aussitôt rentré, j'ai écrit cette relation, que je jure sur l'honneur absolument exacte.»

      Plus blanche qu'un linge, et les yeux pleins d'éclairs, Mme Delorge se soulevait des deux mains sur les bras de son fauteuil, et le buste tendu en avant, en proie à d'indicibles angoisses, elle écoutait…

      Il n'était pas un mot de cette relation, saisissante en son incorrecte brièveté, qui ne lui parût la confirmation de ses soupçons.

      Pourquoi ce mystère, s'il n'y avait pas eu de crime? Pourquoi ce corps caché dans une salle basse, la conférence de ces hommes en habit noir, cette recherche tardive d'un médecin, ces allées et ces venues, par des portes dérobées, ce refus obstiné de répondre à toutes les questions?..

      Ainsi pensait la pauvre femme, lorsque M. Ducoudray cessa de lire.

      – Malheureusement, murmura-t-elle, il faudrait plus que des présomptions si concluantes qu'elles puissent être, il faudrait de ces preuves décisives qui démontrent le crime et écrasent le coupable… Pourquoi ne se pas enquérir d'un autre côté?..

      C'était pour le digne rentier l'instant de triompher.

      – Je me suis enquis, dit-il, et pour votre service, madame, et en mémoire de mon ami le général, je suis capable de bien autre chose.

      Il huma une large prise de tabac, – car il prisait dans les grandes occasions, – et d'un ton important:

      – En deux mots, voici les faits: Certain d'avoir tiré du docteur tout ce qu'il savait, je sortis de chez lui. J'étais satisfait… sans l'être, sentant l'insuffisance de mes renseignements. Alors, réfléchissant: «Pourquoi, me dis-je, ne remonterais-je pas à la source des informations? Pourquoi n'irais-je pas à l'Élysée?..»

      Mme Delorge tressaillit.

      – Ah! monsieur, commença-t-elle, comment reconnaître jamais…

      Il l'interrompit d'un geste bienveillant, et plus vite:

      – Quand une idée me vient, continua-t-il, et que je la juge bonne, je n'hésite pas. Je me trouvais rue des Saussayes: en trois minutes j'arrivais au palais de la présidence. J'avais décidé que je m'adresserais à l'officier commandant le poste. C'était un grand bel homme à moustaches noires, qui tout d'abord me toisa d'un air peu amical, et qui me parut ne rien comprendre à mes questions. Il n'y comprenait rien, en effet, n'ayant point passé la nuit à l'Élysée. Il avait pris la garde à midi, et l'officier qu'il relevait ne lui avait parlé de rien. Et comme néanmoins j'insistais, courtoisement, mais péremptoirement, il me pria de lui laisser la paix et de sortir du poste…

      «Ce début n'était pas encourageant. Mais je suis têtu.

      «M'était-il possible d'entrer dans le palais? J'en voulus faire l'épreuve, et bravement je franchis la grande porte, en criant: «Fournisseur!» Les factionnaires ne dirent mot. Malheureusement le suisse veillait. Il courut après moi, et m'empoignant par le bras, il me mit dehors en me disant que les fournisseurs ne traversent pas la cour d'honneur, et que j'eusse à m'adresser à l'hôtel voisin…

      M. Ducoudray eût pu être plus bref, peut-être. Mais il disait ses efforts; l'interrompre eût été de l'ingratitude.

      – Battu encore de ce côté, poursuivit-il, je pris un grand parti. Je me plantai sur le trottoir, résolu à accoster tous les officiers qui sortiraient. Ah! madame, les militaires de ma jeunesse étaient plus polis que ceux d'aujourd'hui. Tous ceux à qui je m'adressais me toisaient du haut de leurs épaulettes, et me répondaient brutalement: «Qu'est-ce que vous me chantez là!.. Que me parlez-vous de duel!.. Est-ce que je sais, moi!..»

      Ceci, pour Mme Delorge, était une preuve que le fatal événement n'avait pas été ébruité.

      Elle savait son mari trop aimé dans l'armée pour que la nouvelle de sa mort, et dans des circonstances si terribles, n'y produisît pas une grande émotion.

      – Toujours éconduit, disait M. Ducoudray, je commençais à me décourager, quand enfin je vis venir un homme d'une quarantaine d'années, en bourgeois, mais qu'à ses grandes moustaches, sa tournure et ses décorations, je jugeai être

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