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l'abbé de Radonvilliers, ex-jésuite, son sous-précepteur: «L'abbé de l'Épée rend un grand service à ses élèves, mais mieux vaudrait pour eux qu'ils restassent sourds-muets que d'ouvrir l'oreille au jansénisme.»

      Il n'est plus question depuis longtemps, grâce à Dieu, des querelles du jésuitisme et du jansénisme, et, grâce à Dieu aussi, il n'est sorti de l'école de l'abbé de l'Épée ni jansénistes ni jésuites, mais de bons catholiques, des hommes vertueux et instruits, et des citoyens estimables.

      Au surplus, on doit rendre à la bonté naturelle de Louis XVI cette justice, que, plus tard, il ne se contenta pas d'accepter le patronage de l'enseignement de ces pauvres orphelins déshérités, en autorisant le transfert de leur école dans le couvent des Célestins supprimé, sur un vœu formulé par son conseil en date du 25 mars 1785, lequel conseil avait fait espérer cette translation à l'abbé de l'Épée par arrêt du 21 novembre 177845; il fit don encore à cette école d'une rente annuelle de 6,000 livres sur sa cassette. Mais la mort si prompte, si imprévue de l'abbé de l'Épée, ne lui permit pas de goûter la satisfaction de se voir installé avec ses élèves dans ce nouveau local.

      Du vivant de ce bienfaiteur de l'humanité, on comptait à Paris trois pensions de sourdes-muettes confiées aux soins de quatre ou cinq dames respectables46, et une de sourds-muets, rue d'Argenteuil, dont M. Chevreau avait la direction. Tout près de là, dans une maison sise rue des Moulins, nº 14, à la butte Saint-Roch, dans un humble appartement au second étage, dont le premier était occupé par son frère, l'abbé de l'Épée réunissait tous ces pauvres enfants les mardis et vendredis de chaque semaine, de sept heures du matin à midi. Ils étaient au nombre de soixante-dix ou quatre-vingts, des deux sexes. Telle fut l'obscure origine de la célèbre institution de Paris et de toutes celles de France et de l'étranger.

      L'abbé de l'Épée admettait, en outre, le public aux exercices de ses élèves, qui avaient souvent lieu de trois heures à cinq. Son dévouement allait jusqu'à renouveler parfois ses démonstrations de cinq heures à sept.

      Les jours de congé, il les conduisait à une petite habitation de Montmartre (rue des Martyrs), qu'il tenait à loyer et qui était voisine de la maison de M. de Malesherbes. Là on le voyait se mêler parfois à leurs jeux et plus souvent encore captiver l'attention de ceux qui faisaient cercle autour de lui, en assaisonnant ses préceptes d'histoires instructives et édifiantes. Puis il partageait et faisait partager leur frugal repas à quelques-uns de ses amis, heureux de leur bonheur et semblable au plus chéri des pères qu'environnerait sa nombreuse famille.

      Au milieu de l'allégresse de cet essaim d'âmes innocentes et candides, le vénérable patriarche laisse échapper, un jour, involontairement un geste, leur annonçant sa mort peut-être prochaine. Le désespoir se peint aussitôt sur leur physionomie jusque-là radieuse. Les voilà qui lui font tous, pour ainsi dire, un rempart de leur corps, comme s'ils cherchaient à le dérober au coup qui le menace, ayant peine à croire qu'un si bon père doive être enlevé si tôt à leur amour. Lui, de son côté, s'efforce d'essuyer leurs larmes, sans pouvoir retenir les siennes. Il leur montre le ciel comme le séjour de l'immortalité et de la félicité éternelle, leur donnant à entendre que là il ira les attendre. Alors une douce tristesse prend la place du désespoir dans cette intéressante famille; et tous lui promettent de ne rien épargner pour l'aller rejoindre un jour là haut, au sortir de cette vallée de larmes.

      Cependant un coup affreux devait venir bientôt briser l'âme du saint prêtre.

      XII

      Episode du jeune comte de Solar. – Un sourd-muet, de douze à treize ans, trouvé sur la grande route de Péronne, envoyé à Bicêtre, puis à l'Hôtel-Dieu de Paris. – Quelques souvenirs confus. – Enlèvement et abandon. – Appartient-il à une famille riche? – Note envoyée à toutes les maréchaussées de France. – Étrange visite à l'Hôtel-Dieu. – Le sourd-muet en est retiré et mis en pension avec d'autres frères d'infortune. – Une confusion de personnes. – Nom de Joseph substitué à celui de Louis Leduc. – Le prince de Montbarey et Mme de Hauteserre. – Découverte de la demeure de Mme la comtesse de Solar, à Toulouse. – Un trait de lumière.

      L'histoire du jeune sourd-muet abandonné, connu sous le nom du comte de Solar, est si palpitante d'intérêt, que nous croyons devoir en résumer succinctement, impartialement, les faits principaux, les circonstances, les péripéties, sans négliger d'examiner consciencieusement les témoignages que les parties adverses ont essayé d'invoquer contre lui. Nous pensons même que nos lecteurs nous sauront gré de ménager leur attention en bannissant de ce récit certaines longueurs qui finiraient bientôt par la fatiguer dans un livre destiné principalement à démontrer qu'il n'y a rien ici-bas qui puisse rebuter la sainte trinité de la Foi, de l'Espérance et de la Charité chrétienne.

      Le 1er août 1773, sur la grande route de Péronne, à peu de distance du château de Séchelles, en Picardie, un enfant, âgé de douze à treize ans, est trouvé dans un état de délabrement capable de fendre le cœur le plus insensible. M. Le Roux, receveur des aides à Cuvilly, et son épouse le recueillent à leur porte et le confient à une femme charitable (Mme Paulin), qui le garde un mois entier chez elle. En vertu d'un ordre de M. de Sartine, lieutenant général de police, ordre motivé sur une recommandation de Mme Hérault de Séchelles, le jeune sourd-muet est placé à Bicêtre le 2 septembre de la même année. Il y tombe malade et est transporté à l'Hôtel-Dieu le 13 juin 1775. Il y avait environ huit mois qu'il y languissait, lorsqu'une affaire conduisit l'abbé de l'Épée47 dans cet asile de la souffrance. L'enfant, vêtu d'une casaque grise et coiffé d'un bonnet de coton blanc, costume uniforme de l'hôpital, lui est présenté par la mère Saint-Antoine, chargée de la salle au service de laquelle il est resté attaché. A une seconde visite, cette religieuse conjure l'abbé de le retirer de cet hôpital pour l'instruire. Il l'interroge. Les gestes du sourd-muet lui donnent à entendre qu'il appartient à des parents riches; que son père boitait et qu'il est mort; que sa mère est restée veuve avec quatre enfants, deux sœurs ses aînées, lui et une sœur plus jeune; qu'il y a dans la maison des domestiques et un grand jardin qui rapporte beaucoup de fruits; qu'un cavalier, enfin, après l'avoir mené bien loin, l'a abandonné, le visage couvert d'un masque ou d'un voile. Son maintien, son air distingué sous les haillons de la misère et sa pantomime expressive semblent confirmer cette déposition de l'orphelin, victime d'un préjugé barbare ou d'une ambition criminelle.

      D'après le conseil de M. Papillon, prévôt de la maréchaussée de l'Ile-de-France, l'abbé de l'Épée en réfère à M. le comte de Saint-Germain, ministre de la guerre, le suppliant de vouloir bien donner des ordres pour faire parvenir son signalement exact à toutes les maréchaussées du royaume. Ce signalement est reproduit à l'Imprimerie royale sous le titre de Note intéressante. En voici la teneur, portant en marge qu'on tient ces renseignements de l'abbé de l'Épée, instituteur gratuit des sourds-muets:

DU PREMIER MARS 1776NOTE INTÉRESSANTE

      «Le 2 septembre 177348, on a trouvé sur le grand chemin de Péronne par Compiègne, proche Séchelles, un jeune enfant sourd et muet49, âgé d'environ douze à treize ans. On l'a conduit à Paris et mis à l'hôpital général avec l'indication ci-dessus: il a été mené ensuite à l'Hôtel-Dieu pour cause de maladie, et y est resté pour servir selon ses forces dans une des salles.

      »Étant parvenu maintenant à l'âge de quinze ans, il s'exprime par signes d'une manière assez sensible pour faire entendre:

      «1º Qu'il est d'une famille honnête et aisée;

      «2º Que son père, qui était boiteux, est mort;

      «3º Que sa mère est restée veuve avec quatre enfants, savoir: trois filles et lui;

      «4º Que sadite mère portait des rubans, avait une montre, de beaux habits, une maison vaste et des domestiques pour la servir, et que lui-même y a toujours été servi;

      «5º

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<p>45</p>

Voyez la note 1.(44)

<p>46</p>

Mlles Cornu, Trumeau, Vissera, Duhamel et Lefebure.

<p>47</p>

Il était alors âgé de soixante-quatre ans.

<p>48</p>

La date du 1er août n'a été connue de l'auteur de la note que depuis les informations faites par ordre du ministère.

<p>49</p>

Voyez à la note J la différence entre les mots sourd-et-muet et sourd-muet.