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dans celle de son interlocuteur, on lui fait palper aisément toutes les formes de l'alphabet manuel. En lui faisant suivre les mouvements qu'exécutent les bras, on le met à même de saisir de l'œil, pour ainsi dire, les pensées qu'on exprime. Ou bien, l'on prend les deux bras de l'interlocuteur, et on leur fait exécuter les mouvements qu'ils font en plein jour. Dans ces divers exercices, l'habitude devance presque toujours la pensée d'autrui, quelque moyen qu'on emploie d'ailleurs pour se faire comprendre. Après ces quelques données suffisantes, il serait, pensons-nous, inutile de décrire ici les mille autres ressources que fournit au sourd-muet le besoin, ou, disons mieux, la nature si ingénieuse et si bienfaisante à son égard.

      Toutefois, si l'alphabet manuel ne remplace pas entièrement la langue des gestes, cette langue sublime, universelle, basée sur la nature et la raison, qui tient lieu de toutes les autres, mais ne s'apprend pas en un jour, il peut, à la rigueur, la suppléer jusqu'à un certain point, quoiqu'il n'offre, en définitive, qu'un moyen de relation beaucoup moins parfait et beaucoup moins rapide.

      L'abbé de l'Épée, tout en rendant le plus sincère hommage aux talents déployés par Pereire dans l'art de la parole, ne laisse pas de faire consciencieusement observer qu'il n'est pas l'auteur de cette méthode tant prônée, et qu'elle a été pratiquée plus de cent ans avant lui par Bonet, Conrad Amman, et, en Angleterre, par John Wallis, savant professeur de l'université d'Oxford. Comme pour compléter sa justification personnelle, il expose tout uniment, et sans se mettre en frais de protestations nouvelles, qu'il n'a connu aucun de ces illustres auteurs, tout absorbé qu'il a été jusqu'alors par les études d'un tout autre genre, et qu'il n'a pas encore songé à désirer, encore moins à entreprendre de faire parler ses deux élèves. Voilà ses propres expressions.

      Il avait, ajoute-t-il, uniquement en vue de leur apprendre à penser avec ordre, à combiner méthodiquement leurs idées. Et c'est d'après ce principe fondamental qu'il s'est efforcé d'assujettir les signes représentatifs à une méthode dont il se propose de composer une espèce de grammaire.

      Voici, du reste, comment il raisonne23 pour essayer de convaincre ses lecteurs de l'utilité de ses nouveaux procédés:

      «La route des estampes24 n'est point de mon goût. L'alphabet manuel français, que je savais dès ma plus tendre enfance, ne peut m'être utile que pour apprendre à lire à mes disciples. Il s'agit de les conduire à l'intelligence des mots. Les signes les plus simples, qui ne consistent qu'à montrer avec la main les choses dont on sait les noms, suffisent pour commencer l'ouvrage; mais ils ne mènent pas loin, parce que les objets ne tombent pas toujours sous nos yeux, et qu'il y en a beaucoup qui ne peuvent être aperçus par nos sens. Il me paraît donc qu'une méthode de signes combinés doit être la voie la plus commode et la plus sûre, parce qu'elle peut également s'appliquer aux choses absentes ou présentes, dépendantes ou indépendantes des sens…»

      Ce point de départ qui, au premier aspect, semblait devoir paraître ingénieux et juste à tous les esprits non prévenus, devint cependant, dans le Journal de Verdun, l'objet d'une attaque irréfléchie, pour ne rien dire de plus, de la part du sourd-muet Saboureux de Fontenay25, que l'abbé de l'Épée ne se lassait pas d'exalter lui-même comme un phénomène de son siècle, capable, par la variété et la supériorité de ses connaissances, d'occuper une place honorable dans la république des lettres. Quelle raison pouvait-il donc faire valoir pour justifier ses hostilités envers notre vénérable instituteur? Aucune, mon Dieu! mais, il faut le dire, rien au monde ne semblait devoir déraciner de son esprit la prévention obstinée qu'il était absolument impossible d'inculper à ses frères d'infortune des idées complètes des choses indépendantes des sens avec le secours des signes méthodiques. L'abbé de l'Épée ne pouvait manquer d'être étrangement surpris de se voir dans la nécessité de combattre un pareil adversaire, auquel son infirmité avait forcément dérobé la partie la plus intéressante de son œuvre, qu'il avait exposée de vive voix devant des personnes présentes avec lui à une de ses leçons.

      Quoi qu'il en soit, dépouillant tout amour propre d'innovateur, et n'écoulant que sa philanthropie, sa charité chrétienne, il offre d'être jugé contradictoirement avec Pereire, et d'adopter même son système, s'il est déclaré supérieur au sien.

      Essayons de bien fixer la place qui, dans ce concert d'efforts dirigés vers le même but, doit être réservée à l'instituteur portugais. Mais, pour que les droits de chacun soient pesés en parfaite connaissance de cause, il nous semble important de remonter plus haut.

      VIII

      Tentatives en faveur des sourds-muets en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, en France, à Genève, en Espagne, en Portugal, en Italie. – Travaux de saint Jean de Beverley, de Rodolphe Agricola, de Jérôme Cardan, de J. Pasck, de saint François de Sales, de Pedro de Ponce, de Juan Pablo Bonet, de Ramirez de Carion, d'Emmanuel Ramirez de Cortone, de Pedro de Castro, de John Bulwer, de J. Wallis, de William Holder, de Degby, de Gregory, de Georges Dalgarno, de Van Helmont, de Conrad Amman, de Kerger, de Georges Raphel, de Lassius, d'Arnoldi, de Samuel Heinicke, d'Ernaud, de Jacob Rodrigues Pereire. – Succès brillants des deux derniers à l'Académie des sciences de Paris. – Pension de Louis XV au second. Il le nomme son interprète pour les langues espagnole et portugaise. – Sa tolérance religieuse. – Secret absolu recommandé à ses élèves. – Il offre de vendre sa méthode au gouvernement. – Lettre de la sourde-muette Mlle Marois. – Legs du sourd-muet Coquebert de Montbret.

       L'histoire ecclésiastique des Anglais, par Bède le Vénérable26, rapporte qu'à la fin du septième siècle, saint Jean de Beverley, archevêque de Yorck, se chargea d'enseigner la prononciation à un jeune sourd-muet qui avait trouvé chez lui un asile hospitalier.

      Rodolphe Agricola, professeur de philosophie à l'université de Heidelberg (mort en 1495), nous met devant les yeux, dans son Tractatus de inventione dialecticâ, comme un fait merveilleux, la facilité qu'un sourd-muet avait acquise, vers ce temps, de converser par écrit avec les parlants.

      Jérôme Cardan, né en 1501, mort en 1576, réformateur de la philosophie au XVIe siècle, prouva, par des réflexions aussi justes que subtiles sur la position exceptionnelle des sourds-muets dans le monde, que personne n'était plus à même que lui27 de l'apprécier comme elle le mérite.

      Dès 1578, J. Pasck, prédicateur de la cour de l'électeur de Brandebourg, qui comptait parmi ses enfants deux sourds-muets, prit soin lui-même de leur éducation, sous la seule inspiration de sa tendresse paternelle. Mais il ne nous a laissé, chose fâcheuse! rien d'écrit sur ses procédés, qui paraissent toutefois empreints d'un sens profond.

      Pendant le séjour que saint François de Sales fit à la Roche (vers 1604), il donna un exemple de charité qui ne surprendra personne, mais qui n'a pas dû laisser, disent ses contemporains, de lui être d'un grand mérite devant Dieu. Entre les malheureux qui venaient tous les jours recevoir l'aumône à sa porte, il rencontra un sourd-muet de naissance: c'était un homme d'une vie fort innocente, et qui, pourvu d'ailleurs d'une certaine adresse, trouvait à s'employer dans les bas services de l'évêché. Comme on savait que le saint prélat aimait les pauvres, on le lui amenait quelquefois pendant son repas, pour qu'il jouît du plaisir de le voir s'expliquer par signes et comprendre parfaitement ceux qu'on lui adressait. Saint François, touché de sa position, ordonna qu'on l'admît au nombre de ses domestiques et qu'on en eût le plus grand soin. Son maître d'hôtel lui ayant respectueusement fait observer qu'il n'avait pas besoin de ce surcroît de charge inutile, et que, du reste, cet infirme ne pouvait être bon à rien: «Qu'appelez-vous bon à rien? lui répondit l'évêque; comptez-vous donc pour rien l'occasion qu'il m'offre de pratiquer la charité? Plus Dieu l'a affligé, plus on doit en avoir pitié. Si nous étions à sa place, voudrions-nous qu'on fût si ménager à notre égard?» Le sourd-muet fut donc reçu dans la domesticité de la maison, et saint François le garda jusqu'à sa mort.

      Le prélat fit plus encore; il entreprit de l'instruire lui-même par signes

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<p>23</p>

Institution des Sourds-Muets, chap. 1, pag. 9-10.

<p>24</p>

C'est par ce moyen que le père Vanin avait commencé l'éducation des deux sœurs sourdes-muettes.

<p>25</p>

Il a fait paraître un grand nombre de traductions d'ouvrages anglais qui lui étaient commandés par des éditeurs, des lettres sur la dactylologie et un mémoire publié par le Journal de Physique, en 1770. – Il avait, en outre, formé lui-même quelques élèves, parmi lesquels se distinguait une demoiselle de Rennes, dont Le Bouvier Desmortiers cite quelques écrits. – La dactylologie était l'instrument favori de ce sourd-muet très-remarquable, auquel nous sommes redevables, dit-on, de l'adoption de ce mot grec.

<p>26</p>

Ce moine anglo-saxon passe pour avoir composé le premier un travail méthodique ayant trait au langage doigté. – Il a pour titre Loquela digitorum, art d'exprimer les nombres par la position des doigts sur les mains ou des mains sur le corps. Il se compose d'un texte très-court et n'ayant guère que l'étendue d'une des pages du Magasin pittoresque (16e année), et de 55 figures. Les 36 premières expriment les nombres avec les doigts seulement et constituent ainsi ce que l'on est convenu d'appeler la dactylonomie; les 19 autres, relatives à la Chiromamie, empruntent leur signification aux diverses positions des mains.

Des savants font remonter de pareils systèmes à une haute antiquité. Ils en citent pour preuves un assez grand nombre de passages des auteurs anciens, sacrés et profanes.

<p>27</p>

Paralipomenn, lib. III, cap 3, tome XVI de la collection de ses œuvres, page 462. —De utilitate ex advertis capiendâ, lib. II, cap. 7, tome II de ses œuvres, pag. 73.

De subtilitate, lib XIV, pag. 425 (édition de Bâle, 1622).