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tous les fidèles. Il ne survécut guère à son admirable instituteur et mourut, dit-on, de douleur de l'avoir perdu28.

      Dans la pléiade des instituteurs tant français qu'étrangers, j'en signalerai, chemin faisant, qui me paraissent mériter une mention honorable.

      Selon le témoignage unanime de tous ceux qui se sont consacrés plus ou moins directement à la science qui nous occupe, l'honneur d'une initiative réelle et sérieuse remonte à 1570 et appartient de droit à Pedro de Ponce, bénédictin espagnol, mort en 1584, après avoir fait l'éducation de deux frères et d'une sœur du connétable Velasco, ainsi que du fils du gouverneur d'Aragon, tous quatre atteints de surdi-mutité. Son manuscrit, ce premier manuscrit de l'histoire d'un art peu cultivé, qu'on avait cru longtemps perdu dans les révolutions incessantes de l'Espagne, a été retrouvé en 1839, au fond d'un de ses innombrables monastères, et transporté à Madrid, sous la philanthropique influence de M. Ramon de la Sagra. Treize ans auparavant, il avait été inutilement cherché par le savant baron de Gérando, ancien administrateur de notre Institution nationale des sourds-muets. Nous sommes encore à attendre l'effet de la promesse que son illustre ami, M. Ramon de la Sagra, lui avait faite de doter l'établissement de Paris d'une copie de ce précieux manuscrit.

      Le même pays vît paraître, après le célèbre bénédictin, Juan Pablo Bonet (Art d'enseigner aux muets à parler, 1620), qui eut pour élève le frère sourd-muet du connétable de Castille, auquel il était attaché comme secrétaire, et Ramirez de Carion, autre religieux29, qui avait fait jurer30 à un sourd-muet de naissance, son disciple, Emmanuel Philibert, prince de Savoie Carignan31, de ne point révéler sa méthode. Ce ne fut que neuf ans après la publication du livre de Bonet que l'instituteur se décida à lancer dans le monde le sien, intitulé: Maravillas de naturaleza, en que se contienen dos mil secretos de cosas naturales, 1629. (Merveilles de la nature, contenant deux mille secrets de choses naturelles.)

      La carrière a été parcourue avec plus ou moins de succès en Italie par deux autres Espagnols, Emmanuel Ramirez de Cortone et Pedro de Castro, premier médecin du duc de Mantoue, qui instruisait le fils sourd-muet du prince Thomas de Savoie (toujours des sourds-muets dans cette pauvre maison de Savoie!); – en Angleterre, par John Bulwer (le Philosophe ou l'Ami des sourds-muets, 1648), par J. Wallis (Traité grammatico physique de la parole ou de la formation des sons vocaux, 1660), par William Holder, Degby, Gregory et Georges Dalgarno, Écossais, qui, presque à la même époque (en 1620), publiait, en outre de son Ars signorum32, l'exposition de sa manière d'instruire les sourds-muets, sous le titre de Didas Colocophus ou le Précepteur du sourd-muet.

      La Hollande est fière aussi d'avoir donné le jour à Van Helmont, dont les travaux ont pourtant été éclipsés par ceux de Conrad Amman, médecin suisse établi à Amsterdam (Surdus loquens, 1692, et Dissertation sur la parole, 1700).

      L'Allemagne a produit Kerger, Georges Raphel, père de trois sourds-muets, Lassius, Arnoldi et Samuel Heinicke, directeur de l'École des sourds-muets de Leipsick.

      Enfin, Jacob-Rodrigues Pereire, juif portugais, forcé de quitter Cadix, où il avait essayé, mais en vain, de réunir quelques sourds-muets, se présenta, le 11 juin 1749, escorté de son élève Azy d'Etavigny, fils d'un directeur des fermes de Bordeaux, à l'Académie des sciences, où il fut autorisé à lire un mémoire sur sa méthode, lequel, dès le 9 juillet, devint l'objet d'un premier rapport de Buffon, Mairan et Ferrein. Le 13 janvier 1751, un autre de ses élèves, dont nous avons déjà parlé, Saboureux de Fontenay33, comparut devant cette Académie, ce qui donna lieu, le 27, à un second rapport des mêmes savants. L'éloge de sa prétendue découverte se trouve, en outre, dans le troisième tome de l'Histoire naturelle de Buffon (1re édition). Telle est l'origine du titre glorieux d'inventeur dont il s'enorgueillissait.

      Parmi les notabilités qui assistèrent souvent aux leçons de l'instituteur portugais, je citerai, outre le célèbre naturaliste, J. – J. Rousseau34, La Condamine35, d'Alembert, Diderot36, Lecat37, le P. André38, etc.

      Je ne puis résister au désir de reproduire ici l'extrait d'une lettre adressée à M. Rodrigues, ami de l'instituteur portugais, par Mlle Marois, sa plus chère élève:

      «…Buffon et Rousseau surtout ont été très-assidus à suivre les gradations de notre intelligence, qu'ils ont prise dès le néant, et qu'ils ont vu Pereire conduire sans effort jusqu'à l'art de la parole, jusqu'à la merveille de la compréhension, jusqu'à ce trésor précieux de nous faire aimer la lecture même des choses abstraites et, le dirai-je? jusqu'à la connaissance de l'intérieur des hommes par les inflexions de toute leur figure, quand ils ont parlé devant nous un certain temps; car vous savez, Monsieur, que la figure de l'homme est le grand livre de ce qui se passe dans le secret du cœur.»

      En 1749, à l'occasion de la présentation à la cour du premier élève de Pereire, que Louis XV interrogea pendant près d'une heure, en présence du dauphin, père de Louis XVI, le roi daigna accorder au maître une gratification de 800 livres, le 22 octobre 1751; plus tard, en 1765, une autre pension de la même somme; et il lui fit délivrer le brevet de son interprète pour les langues espagnole et portugaise.

      Quoique Israélite de religion, sa tolérance était telle, qu'il élevait ses élèves suivant la volonté de leurs familles. Il en était très-aimé; mais il tenait beaucoup à ce qu'ils gardassent le secret le plus absolu sur ses procédés, qu'il offrait de vendre au gouvernement.

      En quoi consistait cependant sa prétendue méthode39? Qu'avait-elle de spécial, de différent de toutes les autres? Mon Dieu! tout se bornait à un plagiat, comme on l'a vu tout à l'heure, sauf néanmoins l'application ingénieuse qu'il faisait des moyens mis en usage avant lui pour redresser, chez les sourds-muets, cet état déplorable de la nature. On a également prétendu que c'était sur le plan d'un de ses compatriotes, du nom de Fayoso, qu'il avait édifié tout son système.

      Ernaud, aussi chaud partisan de l'alphabet labial que son rival le fut de la dactylologie, vint, de son côté, en 1757, élever au sein de l'Académie des Sciences les mêmes prétentions à ce titre d'inventeur; et son ambition fut bientôt également satisfaite. Mais le voile dont l'un et l'autre avaient eu soin de se couvrir ne tarda pas à se déchirer. Ces hommes s'étaient parés des plumes des Bonet, des Amman et des Wallis.

      IX

      Avènement de l'abbé de l'Épée. – Rivalité de l'abbé Deschamps. – Son cours élémentaire. – Il est combattu par le sourd-muet Desloges, ouvrier relieur et colleur de papier, élève d'un autre sourd-muet, domestique d'un acteur de la Comédie-Italienne. – L'abbé de l'Épée devient le confesseur de ses enfants d'adoption. – L'empereur Joseph II lui sert la messe. – Il amène dans son établissement sa sœur la reine Marie-Antoinette et lui adresse un prêtre allemand, en le priant de le mettre à même de populariser sa méthode dans ses États. – Lettre de ce prince à l'abbé de l'Épée.

      Après eux, enfin, parut, en France, l'abbé de l'Épée, qui eut la gloire d'effacer l'espèce d'anathème jeté, dans cette sainte mission, par l'antériorité des autres peuples, sur notre terre classique des lumières, et ouvrit une carrière jusque-là inconnue à la grande famille des sourds-muets. Sa découverte fut dignement appréciée par un autre instituteur français, l'abbé Deschamps, chapelain de l'église d'Orléans. Son Cours élémentaire de l'éducation des sourds-muets vit le jour cinq ans après la publication de l'Institution des sourds-muets par la voie des signes méthodiques. Il est à déplorer seulement que cet ecclésiastique, aussi recommandable

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<p>28</p>

Extrait de la vie de saint François de Sales, par Marsollier. Paris, Dufour, 1826. Tome 1er, livre 5e, page 394.

<p>29</p>

J'ai été induit en erreur, comme beaucoup d'autres, quand j'ai écrit autre part qu'il était muet de naissance.

<p>30</p>

C'est ce que m'a assuré, du moins, M. Coquebert de Montbret, homme fort instruit, membre sourd-muet de la Société Asiatique, qui, en 1847, a, par son testament, légué non seulement sa fortune, mais sa riche bibliothèque à la ville de Rouen. Voyez la note H où il est parlé de ce legs d'après les Annales de l'éducation des Sourds-Muets et des Aveugles, publiées par M. Edouard Morel, 4e année, 4e volume, 1847.

<p>31</p>

J'ai lu dans l'Illustration, 3 novembre 1849, nº 349, vol. XIV, que M. de Carignan, frère aîné du Comte de Soissons, qui était bègue, eut pour percepteur M. de Vaugelas. La grande occupation de ce dernier pendant quatre ans fut de lui enseigner les plus ingénieuses décompositions des mots pour lui en faciliter la prononciation. Le maître étant mort de chagrin de voir ses efforts échouer devant les organes rebelles de l'élève, un Italien nommé Vicenzio Barini prit sa place. Le nouvel instituteur imagina un moyen de lui faire prononcer et assembler quelques lettres on ne sait comment. D'après Armand de Barenta, à qui j'emprunte cette note, il ne paraît pas que M. de Carignan en ait mieux profité.

<p>32</p>

Ce traité, dont Locke, Leibnitz, Fontenelle, dans son éloge de Leibnitz, et le célèbre philosophe écossais Dugald Stewart, faisaient un grand cas, était devenu si rare, en 1834, qu'une société de bibliophiles de Glascow, connue sous le nom de club Maitland, résolut d'en faire, à Edimbourg, tirer, au nombre de cent exemplaires seulement, une nouvelle édition réservée à ses membres. L'Institution nationale des Sourds-Muets de Paris, grâce aux soins éclairés de M. Edouard Morel, alors son secrétaire-bibliothécaire, est parvenu à s'en procurer un, malgré l'énormité du prix, 120 francs.

<p>33</p>

Il comptait déjà treize ans, et avait reçu un commencement d'instruction de M. Lucas aîné, entrepreneur des bâtiments du Roi pour les ouvrages de plomberie, quand il fut mis en pension, le 26 octobre 1750, chez Pereire, quai des Augustins, par le duc de Chaulnes, son parrain. – Selon M. Coquebert de Montbret, ce sourd-muet, fils d'un maréchal des logis des chevau-légers de la garde, aurait été l'oncle de notre grand orateur Berryer.

<p>34</p>

Voir son Dictionnaire de Musique, art. Chant.

<p>35</p>

Voici le commencement de quelques vers de La Condamine, qu'une considération inconnue ne permit pas, dit-on, d'inscrire sur le tombeau de Pereire:

Pereire! ton génie et tes puissants secoursOnt rendu la parole à des muets nés sourds!Des muets ont parlé!..

Saboureux de Fontenay avait répondu par une dissertation remarquable aux questions de ce savant. Peu importe, d'ailleurs, l'époque précise! A quoi notre frère d'infortune devait-il d'être arrivé à cette supériorité de connaissances qui excitait l'admiration générale? L'abbé de l'Épée pense que c'était bien plus à la lecture qu'à l'habileté de son maître Pereire.

<p>36</p>

Voir l'Encyclopédie et ses Lettres sur les Sourds-Muets.

<p>37</p>

Voir son Traité des Sensations.

<p>38</p>

Voir sa Dissertation sur la manière d'apprendre à parler aux muets.

<p>39</p>

C'est seulement comme instituteur et non pas comme savant que je considère ici Pereire. – Il mourut à Paris, en 1780, revêtu du titre de membre de la Société Royale de Londres, et fut enterré dans le cimetière des juifs portugais, à La Villette.