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dans la première, pour des raisons qu'il est aisé de déduire à la première inspection de l'enfant sourd-muet. Cette persistance provoqua les Observations d'un sourd-muet, petit ouvrage aussi remarquable par la concision du style que par la rectitude des aperçus dont il est semé. Il est dû à la plume de Desloges, pauvre ouvrier relieur et colleur de papier, élève en pantomime d'un sourd-muet de naissance, Italien de nation, illettré, domestique d'un acteur de la Comédie-Italienne, ensuite dans plusieurs grandes maisons, et notamment chez M. le prince de Nassau.

      Au milieu de ces rivalités qui présageaient de nouveaux triomphes à notre célèbre instituteur, son troupeau croissait en âge, en raison, et touchait au moment où le besoin des secours spirituels se fait généralement sentir aux jeunes âmes que Dieu ne repousse pas. Qui recevra leurs confidences? Qui recueillera le récit naïf de leurs fautes? Un seul parlant comprend leur langage muet. C'est leur maître, c'est l'abbé de l'Épée. Après avoir inutilement multiplié ses démarches auprès de ses supérieurs ecclésiastiques, pour en obtenir l'autorisation de confesser ses élèves, il s'adresse, de guerre lasse, à l'archevêque de Paris. Ce prélat ne répond pas à ses deux lettres. Alors l'instituteur lui déclare qu'il regarde son silence comme une adhésion tacite et qu'il va, dès ce jour, remplir avec confiance les nouvelles fonctions auxquelles Dieu l'appelle.

      L'abbé de l'Épée disait habituellement sa messe, de fort bonne heure, à l'église Saint-Roch. Un matin qu'il allait monter à l'autel, il cherche en vain des yeux l'enfant qui l'assiste: un inconnu, vêtu simplement, mais avec goût, s'offre pour le remplacer, et il le remplace, en effet, à la grande satisfaction du prêtre, qui l'invite à visiter son établissement. L'étranger est dans l'admiration de tout ce qu'il voit, et, en quittant l'abbé, il lui glisse dans la main un objet enveloppé de papier: «Voici, lui dit-il, un léger souvenir de ma visite.» C'était une magnifique tabatière avec le portrait de l'empereur d'Allemagne Joseph II, enrichi de diamants. Nous tenons le fait d'un contemporain notre ami, M. le comte Armand d'Allonville, si connu par l'immensité et la précision de ses souvenirs.

      Pendant son séjour à Paris, en 1777, sous le nom de comte de Falkenstein, Joseph II fréquenta l'école du célèbre instituteur. Personne n'était plus digne que lui d'apprécier tout ce qu'au fond de son âme le génie de la charité couvait de feu créateur, tout ce que l'activité de son dévouement avait de désintéressé. Aussi y amena-t-il sa sœur, la reine Marie-Antoinette, qui en revint, comme lui, saisie de respect et d'admiration. L'enthousiasme de ce prince philosophe ne fut pas stérile. Ayant à cœur de fonder dans ses États une école de sourds-muets sur le modèle de celle de Paris, il envoya dans cette capitale un ecclésiastique de Vienne, l'abbé Storck, et supplia l'abbé de l'Épée de lui indiquer la route à suivre pour réussir à former l'esprit et le cœur de ses sourds-muets allemands. Le jeune prêtre remit au vénérable fondateur la lettre suivante40:

      «Monsieur l'abbé… l'établissement que vous avez consacré au service du public, et dont j'ai eu l'occasion d'admirer les étonnants progrès, m'engage à vous adresser l'abbé Storck, porteur de cette lettre. Je me flatte qu'il aura les qualités requises pour apprendre de vous à conduire un pareil établissement à Vienne. Je ne le connais pas autrement que par son ordinaire, qui me l'a choisi… et qui croit pouvoir en répondre. Je me flatte que vous voudrez bien le prendre sous votre direction, en lui communiquant la méthode que vous avez établie avec tant de soin. Votre amour pour le bien de l'humanité et la gloire de rendre à la société de nouveaux sujets me font espérer que vous contribuerez de bon cœur à étendre votre charité sur une partie des sourds-muets allemands, en leur formant un maître qui, par les yeux, leur fournira des moyens suffisants pour les faire penser et combiner leurs idées. Adieu…

»Signé: JOSEPH.»

      L'abbé de l'Épée avait déjà répondu en ces termes au désir que l'empereur lui avait manifesté de savoir quels étaient les moyens d'élever un jeune sourd-muet de Vienne, appartenant à une puissante famille: «Votre Majesté n'aurait qu'à me l'envoyer à Paris, ou, à défaut, un sujet intelligent, de trente ans au moins, que je mettrais en état de réussir parfaitement dans cette entreprise.»

      X

      Lutte entre deux instituteurs allemands de sourds-muets. – L'abbé de l'Épée intervient. – Il en appelle aux académies de Vienne, d'Upsal, de St-Pétersbourg, de Zurich et de Leipsick. – Abstention générale, à l'exception de celle de Zurich, qui se prononce en sa faveur. – Nouvelle attaque de M. Nicolaï de Berlin. – Nouvelle victoire de l'abbé de l'Épée. – Condillac se prononce pour lui. – Extension trop grande donnée à la parole artificielle du sourd-muet – Opinion de l'abbé de l'Épée sur ce sujet.

      C'est à l'occasion de la mise en pratique des théories de l'instituteur français dans la capitale de l'Autriche qu'un débat, devenu célèbre, s'engagea entre l'abbé Storck et Heinicke, qui, secondé par les libéralités de l'électeur de Saxe, avait fondé, en 1778, un nouvel institut de sourds-muets à Leipsick, presque en même temps que s'élevait celui de Paris, débat dans lequel la vanité jalouse de l'un des deux rivaux ne fit que donner un nouveau relief à l'humilité évangélique de l'autre.

      L'instituteur de Leipsick prétendait si bien à la prééminence de sa création, qu'il ne cherchait qu'à renouveler contre l'abbé de l'Épée des attaques indignes de son talent, d'ailleurs universellement apprécié. Ce dernier dut intervenir dans la querelle, et il le fit de la meilleure grâce du monde. Après s'être attaché une troisième et dernière fois à pulvériser ces deux objections de Heinicke: 1º l'absence de l'ouïe ne peut pas trouver de compensation dans la possession de la vue; – 2º l'écriture, secondée par les signes méthodiques, ne saurait jamais faire entrer les idées abstraites dans le cerveau du sourd-muet; – il finit par en déférer généreusement à l'appréciation des académies ou sociétés littéraires de Vienne, d'Upsal, de Saint-Pétersbourg, de Zurich, en Suisse, et même de Leipsick. Toutes s'abstinrent de souscrire au vœu du fondateur français, excepté celle de Zurich, qui, après avoir consacré plusieurs séances à la discussion de ce procès littéraire41, déclara, au milieu des applaudissements universels, qu'elle plaçait l'abbé de l'Épée au-dessus de Heinicke, comme ayant le mieux atteint le but.

      Un autre adversaire, non moins redoutable, entra presque aussitôt en lice, comme s'il n'eût pas voulu laisser l'instituteur français maître paisible du champ de bataille. M. Nicolaï, membre de l'Académie de Berlin, l'attaqua vivement par la publication d'une lettre en allemand, reproduite par le Journal de Paris, dans laquelle il prétendait fulminer, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, un interdit sur le système entier, d'après la manière trop peu satisfaisante, selon lui, dont un des élèves de l'abbé Storck était sorti d'une épreuve à laquelle il avait voulu le soumettre. Il en concluait (belle conclusion!) que l'intelligence de cet élève ne s'étendait pas beaucoup au-delà de la sphère de la nomenclature des objets visibles, et que cette expérience suffisait abondamment pour faire condamner sans appel les principes sur lesquels reposait la méthode de notre premier instituteur. Cet échafaudage d'arguments spécieux ne tarda pas à être renversé de fond en comble par l'apparition de deux lettres de l'abbé de l'Épée, également insérées dans le Journal de Paris (27 mai 1785).

      Notre infatigable athlète a beau provoquer à cet égard l'examen sérieux de l'Académie de Berlin, le rapporteur Formey trouve plus commode d'abandonner la décision à intervenir au temps, à l'expérience, et de se tenir coi, les yeux fermés, que d'aller se jeter, à corps perdu, à travers les coups redoublés qu'on se porte de part et d'autre.

      Sur ces entrefaites, Condillac se présente en faveur de la méthode de l'abbé de l'Épée, avec son Cours d'études pour l'instruction du prince de Parme (t. 1er, 1re part., chap. 1er, p. 11) et avec sa Grammaire, publiée quatre ans après l'Institution des sourds-muets par la voie des signes méthodiques: il tient à honneur de faire justice de ce silence outrageant et de mettre, avant une plus longue épreuve, le sceau de la vérité et de l'immortalité à l'œuvre de son illustre contemporain.

      Jusqu'à l'abbé de l'Épée, l'art créé

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<p>40</p>

L'abbé de l'Épée a supprimé, par modestie sans doute, quelques expressions de cette lettre qui s'adressaient à lui.

<p>41</p>

Toutes les pièces furent fournies en latin de part et d'autre.