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Pour la patrie: Roman du XXe siècle. Jules Paul Tardivel
Читать онлайн.Название Pour la patrie: Roman du XXe siècle
Год выпуска 0
isbn 4064066087487
Автор произведения Jules Paul Tardivel
Жанр Языкознание
Издательство Bookwire
Odi et projeci festivitates vestras: et non capiam odorem cœtuum vestrorum.
Je hais vos fêtes et je les abhorre; je ne puis souffrir vos assemblées.
Amos V, 21.
Grand mouvement politique à Ottawa, capitale de la Confédération. La Chambre des députés est convoquée en session extraordinaire. Le Sénat est aboli depuis longtemps. Les députés, les journalistes, les entrepreneurs des travaux publics, les solliciteurs de faveurs ministérielles arrivent de toutes parts; il encombrent les hôtels, ils envahissent les bureaux publics, les couloirs de la Chambre, les clubs, les salons. Quel tourbillon d'affaires plus ou moins inavouables et de plaisirs plus ou moins illicites!
Les journées sont consacrées aux combinaisons, aux intrigues, aux complots en petit comité, aux spéculation véreuses, aux achats et aux ventes de votes et de consciences en conciliabule plus petit encore; les nuits se passent en dîners et en bals.
Un mois s'est écoulé depuis la rencontre de Lamirande et de Montarval, dans la masure de la rue de l'Ancien-Chantier.
La neige couvre le sol. Ce manteau, d'une blancheur éclatante, a caché la boue, l'herbe desséchée et les feuilles mortes. La terre tout à l'heure désolée, noire et souillée, est maintenant belle et pure; elle resplendit et renvoie au ciel un reflet des clartés qu'elle en reçoit. Belle neige! image de la miséricorde divine qui couvre d'un vêtement immaculé les laideurs de l'âme pécheresse mais repentante. Ce n'est plus l'innocence baptismale; ce n'est plus le printemps avec ses tendres fleurs, ses doux gazouillements d'oiseaux, ses murmures de mille ruisseaux, ses brises embaumées, ses bruissements de feuilles, son encens exquis, sa musique suave comme la prière de l'enfance. Non rien n'est comparable à la beauté printanière ni à l'innocence de l'âme régénérée que le souffle du péché n'a point ternie. Mais quand les ardeurs de l'été ont brûlé la terre, quand les pluies et les tempêtes de l'automne l'ont couverte de boue et jonchée des dépouilles de la forêt, la neige descend, douce, blanche et pure; et la terre redevient belle aux yeux des hommes. Ainsi, quand les passions ont ravagé l'âme, quand les crimes et les vices l'ont défigurée, la grâce de Dieu descend sur elle et la couvre d'un manteau, le manteau du pardon, qui réjouit la vue des anges. Mais la terre souillée reçoit son manteau sans le solliciter; l'âme coupable doit demander le sien à Celui qui ne méprise jamais un cœur contrit et humilié.
Lamirande et Leverdier se livraient à de telles réflexions, tout en cheminant, par un magnifique clair de lune, vers la somptueuse résidence de sir Henry Marwood, premier ministre de la Confédération. Sir Henry demeurait dans le quartier fashionable d'Ottawa appelé prosaïquement Sandy Hill. Le chef du cabinet donnait, ce soir-là, une brillante réception, suivi d'un grand dîner politique. Lamirande et Leverdier y avaient été invités, ils ne savaient trop pourquoi, et ils se rendaient à l'invitation assez à contrecœur.
—Qu'est-ce que nous allons faire à ce fricot-là, dit Leverdier, rompant tout à coup le silence. Nous allons y rencontrer un tas de francs-maçons, des farceurs politiques, de brasseurs d'affaires malpropres, et pas un de nos amis. Ce sera merveilleusement assommant, mon cher...! Si nous n'y allions pas, après tout....
—Non, reprend son compagnon, faisons ce sacrifice. Je t'assure que je n'y vais pas par goût. Ces dîners où l'on reste des heures à table, où les mets sont apprêtés avec une recherche efféminée, où l'on mange simplement pour manger, me paraissent inspirés beaucoup plus par le démon de la gourmandise et de l'intempérance que par l'ange de l'hospitalité. Cependant, en soi, ce n'est pas un mal d'assister à un dîner politique, et nous avons besoin de nous mêler à cette réunion. Nous dirons tout à l'heure, avant d'arriver, le Sub tuum, afin d'obtenir la protection de Celle qui, aux noces de Cana, sollicita un miracle pour l'avantage de banqueteurs.
—L'idée est d'autant meilleure qu'aux dangers ordinaires des banquets s'ajoute pour nous l'ennui d'une dure corvée.
—C'est une corvée nécessaire, mon cher ami. Il nous faut absolument savoir, dans la crise actuelle, ce que tous ces illustres gredins pensent, disent et se proposent de faire. Nous avons besoin de le savoir pour les combattre plus efficacement.
—Mon cher Lamirande, je commence à croire que ton préservatif contre les excès de table est le seul remède qui vaille quelque chose contre le mal politique qui nous ronge. Tes discours et mes articles sont magnifiques, je veux bien le croire, mais il faut avouer qu'ils n'ont pas un succès éclatant. Si nous serrions nos discours et nos articles, et si nous sortions nos chapelets!
—Oui, sortons nos chapelets, prions davantage, mais luttons ferme en même temps, luttons jusqu'au bout, luttons même contre tout espoir humain. Quand nous aurons fait notre petit possible et que nous l'aurons fait de notre mieux; quand nous aurons prié de toutes nos forces, écrit de toutes nos forces, parlé de toutes nos forces, le bon Dieu ne demandera pas davantage et fera le reste.
—Tu parles d'or, mon cher député, répliqua le journaliste. Dieu m'est témoin que je ne veux pas renoncer à la lutte. Je voulais dire seulement que le succès sera accordé plutôt à nos prières qu'à nos travaux. Du reste, le succès!—par succès j'entends le retour pratique du monde au christianisme—viendra-t-il jamais? Je ne le crois pas. Il me semble que ce superbe édifice qu'on nomme la civilisation moderne, n'ayant pas pour base celui qui est l'unique fondement, doit s'effondrer dans une barbarie pire que celle qui détruisit l'orgueilleux empire romain... Je lutte parce qu'il faut lutter, et non parce que j'ai quelque espoir de voir le moindre succès en ce monde... Le grand succès sera dans la Vallée de Josaphat.
—Sans doute, répliqua Lamirande, il ne faut pas travailler uniquement pour le succès en ce monde. Il faut accepter d'avance tous les insuccès qu'il plaira à Dieu de nous envoyer. Mais il est permis de lutter avec espoir de réussir, même ici-bas; il est permis de souhaiter que Dieu daigne féconder nos efforts et exaucer nos prières, non pas pour que nous en éprouvions une jouissance personnelle, mais pour que notre pays soit sauvé de la ruine universelle. Tout s'abîme dans la barbarie maçonnique, pire que celle d'Attila et de Genséric, c'est vrai; mais qui nous dit que Dieu ne voudra pas épargner ce petit coin du monde qui nous est si cher, ce Canada français dont l'histoire est si belle, afin qu'il soit le point de départ d'une nouvelle civilisation? Je ne puis m'empêcher de l'espérer.
—Est-ce que le succès ne gâterait pas le peu de mérite que nous pouvons avoir? interrogea Leverdier.
—Non. Il suffît, pour que le succès le plus éclatant ne gâte rien, que nous soyons toujours soumis à la volonté de Dieu... Toutefois, la réussite est dangereuse, je l'avoue. Sais-tu, mon cher Leverdier, qu'il est beaucoup plus difficile, et sans doute plus méritoire, d'accepter chrétiennement le bonheur que l'adversité?
—Je ne saisis pas bien ta pensée. Explain! comme vous dites au Parlement!
—Eh bien! le malheur, en nous faisant toucher du doigt l'inanité des choses de ce monde, nous ramène naturellement à Dieu, à moins d'une perversion absolue. Le bonheur, au contraire, nous porte à oublier notre fin dernière. Dans la prospérité, dit Tertullien, l'âme arrête ses regards au Capitole; mais dans l'adversité, elle les élève vers le ciel, où elle sait que réside le vrai Dieu. Les heureux de ce monde qui se tiennent unis à Dieu sont rares, sans doute, mais ils doivent recevoir une récompense toute spéciale dans le ciel, car ils passent par une épreuve particulièrement difficile. Être riche sans être attaché à la richesse, c'est déjà un effort méritoire; mais être entouré d'amis et de parents qui vous aiment et que vous aimez, connaître les pures joies de la famille sans en goûter les amertumes, jouir de la santé, voir ses projets réussir, être heureux, en un mot, sur la terre, et cependant soupirer sans cesse après la céleste Patrie, comme le chrétien doit le faire, n'est-ce pas là l'idéal, le chef-d'œuvre de la grâce?
Quelques instants de silence suivirent cette effusion de Lamirande. Les