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apprendre aux hommes à croire comme nous leur apprenons à lire!

      —La foi est un don gratuit que Dieu accorde à qui il veut. Remercions-le de ce qu'il a daigné nous faire ce don inestimable, tandis que tant d'autres, qui en auraient fait peut-être un meilleur usage que nous, ne l'ont pas reçu. Prions surtout pour ceux qui n'ont pas la foi. Ils sont comme les paralytiques dont parle l'Évangile qui ne pouvaient pas se porter d'eux-mêmes à la rencontre du Sauveur pour être guéris: il leur fallait le secours de voisins charitables. Les autres malades qui représentent les pécheurs qui ont la foi, pouvaient se rendre sans aide aux pieds du Christ. Si grandes que fussent leurs infirmités, si horribles que fussent leurs plaies, ils étaient moins à plaindre que les paralytiques, puisqu'ils pouvaient se placer sans aide sur le chemin de l'Homme-Dieu et crier: Jésus, Fils de David, ayez pitié de nous! Imitons les âmes charitables de la Judée qui transportaient les perclus aux bords des chemins où Jésus devait passer. Portons les perclus spirituels, ceux qui n'ont pas la foi, portons-les par nos prières et nos bonnes œuvres au-devant du divin Maître afin qu'il les guérisse!

      Pendant que les deux croyants s'entretenaient ainsi en regagnant leur appartement, Vaughan s'en allait lentement du côté opposé. Il était pensif. Les paroles de Lamirande l'avaient étrangement bouleversé. Un malaise vague, indéfinissable, comme le pressentiment d'un malheur, l'oppressait. Des aspirations confuses, qu'il ne pouvait pas analyser, agitaient son âme.

      George Vaughan avait rencontré Lamirande plusieurs années auparavant dans un voyage à Québec. Dès les premières paroles échangées il s'était établi entre eux une vive sympathie. Tous deux possédaient un caractère franc, loyal, ouvert; tous deux éprouvaient de l'attrait pour la vraie politique et une invincible répulsion pour cette politique de contrebande dont la base est la corruption et dont le principal moyen d'action est l'intrigue. Mais là se bornaient la ressemblance entre eux. Autant le Canadien français était croyant, autant le jeune Anglais était sceptique.

      Plus tard, s'étant retrouvés à Ottawa, la sympathie des premiers jours se changea en une véritable et sincère amitié. Vaughan ne se demandait guère d'où lui venait cette singulière affection pour Lamirande; ou plutôt il l'attribuait à une grande similitude de goûts et de caractère. Lamirande, plus clairvoyant, était convaincu que le courant mystérieux qu'il avait senti s'établir entre cet étranger et lui dès leur première rencontre ne pouvait s'expliquer par une cause naturelle. Croyant fermement au surnaturel, il s'était dit que cette amitié était l'œuvre de l'ange gardien de Vaughan; que cet esprit céleste avait choisi ce moyen pour conduire au salut l'âme confiée à ses soins.

      Vaughan, avons-nous dit, était sceptique. Ce poison de l'incrédulité, il se l'était inoculé, dès son enfance, dans les écoles publiques de sa province. Devenu jeune homme il avait passé plusieurs années à Londres et à Paris, et la vie qu'il y mena, sans être une vie de débauche, n'était pas faite pour le rendre croyant. Mais s'il était sceptique, il n'était pas athée militant. Il ne niait pas l'existence d'un Dieu Créateur. Il lui semblait même qu'il devait y avoir un Principe universel quelconque. À la rigueur, il pouvait passer pour déiste. À ceux qui lui parlaient du monde surnaturel il répondait invariablement: “Je ne nie rien et je n'affirme rien”.

      Cependant, après s'être lié avec Lamirande, il avait étudié la religion catholique; et à l'époque où nous le voyons il la connaissait mieux que bien des catholiques. Il répétait souvent, comme nous l'avons entendu dire ce soir, que s'il y avait quelque chose de vrai en fait de surnaturel, c'était la doctrine de l'Église. Mais s'il avait la science que l'homme peut acquérir par ses forces naturelles, il n'avait pas la foi que Dieu seul communique à l'âme par la grâce. Ses entretiens avec Lamirande sur la religion le troublaient toujours; néanmoins, il n'aurait pas voulu y renoncer pour la plus belle fortune du monde, car tout incroyant qu'il était, la foi de son ami le fascinait. Ce soir, il est plus tourmenté qu'à l'ordinaire. “Ah! se dit-il avec un soupir, en rentrant chez sir Henry, si je pouvais croire comme Lamirande!” C'est la première fois que son cœur, rempli jusqu'ici de sentiments vagues, émet un vœu aussi nettement formulé.

      Les convives se mettent à table, et bientôt Vaughan, entraîné par le tourbillon de la conversation, oublie son trouble de tout à l'heure. Il est devenu, encore une fois, l'homme du monde affable, correct, spirituel mais sceptique.

      Au dîner, Vaughan se trouve placé à côté de M. Aristide Montarval, député de la ville de Québec. Une élection partielle avait eu lieu au commencement de décembre, par suite de la démission inexpliquée du député siégeant; et Montarval qui, jusque-là, ne s'était guère mêlé de politique et qui passait pour un radical avancé, s'était tout à coup présenté comme conservateur contre un autre conservateur de vieille date. À la surprise générale, sir Henry l'avait accepté, lui nouveau converti, comme candidat ministériel, de préférence à son concurrent. Ce titre de candidat ministériel, joint à l'appui des radicaux qui ne semblaient pas trop froissés de le voir se présenter comme conservateur, lui avait valu un éclatant triomphe qui ne laissa pas d'intriguer le monde politique. Cette élection, sur laquelle il plane un certain mystère, est l'un des sujets de conversation à la table de sir Henry. Montarval est très riche, et s'est déjà distingué comme orateur. C'est une belle acquisition pour le parti conservateur, se dit-on de toutes parts; car il est bien connu que le nouveau député, sans prendre une part ostensible aux affaires politiques, avait toujours professé et propagé les idées avancées. Sir Vincent Jolibois, le principal représentant de l'élément français dans le cabinet, avait même manifesté timidement des scrupules de reconnaître l'orthodoxie ministérielle et conservatrice de cette candidature. Il s'en était ouvert à son collègue et chef, sir Henry Marwood. Celui-ci l'avait rassuré en disant que Montarval avait un talent remarquable et que le talent est toujours digne d'admiration. Sir Vincent s'était rendu à ce raisonnement sans réplique. D'ailleurs, avait-il dit à un ami qui, lui aussi, avait des craintes au sujet de cette candidature néo-conservatrice, il faut maintenir la discipline dans les rangs du parti, et du moment que notre chef est satisfait nous devons l'être également. De même qu'il ne faut pas être plus catholique que le pape, de même aussi il ne faut pas être plus conservateur que le chef du parti.

      C'est ainsi que le radical Montarval était devenu conservateur. La Nouvelle-France ayant hasardé une simple observation sur la facilité avec laquelle le parti conservateur absorbait et s'assimilait les aliments les plus indigestes, il y eut dans la presse un tollé général contre Leverdier. Pendant quinze jours on le traita, dans les deux langues, de grossier, de malappris, d'hypocrite, de jaloux, d'ambitieux, etc. Même la Libre-Pensée, qui avait abîmé Montarval pour s'être fait réactionnaire, fournit sa bonne part à ce concert malsonnant d'imprécations.

      Vaughan lia conversation avec son voisin; et comme on parle volontiers de ceux qu'on aime, il voulut entretenir le nouveau député de leur collègue absent, Lamirande. À la mention de ce nom, il remarqua dans les yeux de Montarval une telle expression de haine qu'il se sentit glacé.

      —Décidément, se dit-il en lui-même, notre nouveau collègue n'est pas un homme sympathique! Quelle différence entre Lamirande et lui! Lamirande attire, celui-ci repousse. Les deux pôles d'un aimant, quoi! Est-ce magnétisme animal? Est-ce autre chose?

      Le festin se prolongea jusqu'à une heure avancée et se termina sans incident remarquable.

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