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moments où la présence de notre âme se fait sentir en dedans de nous d'une manière physique et matérielle, si j'ose m'exprimer ainsi. Elle est là, aussi tangible que notre cœur de chair. Elle cherche à s'échapper de sa prison. Elle monte toujours; elle gonfle notre poitrine au point de causer une véritable douleur, douleur délicieuse cependant. Il nous semble que quelque chose va se briser en nous, qu'une partie de notre être va nous quitter pour se lancer dans les espaces. Lutte mystérieuse et enivrante de l'âme immortelle contre le corps qui la tient captive et enchaînée; lutte que tous doivent éprouver quelquefois; lutte qui se produit indépendamment de notre volonté! Qui n'a pas été ainsi bouleversé tout à coup, soit dans un moment de ferveur; soit en entendant de la belle musique, surtout les chants de l'Église; soit en présence de la grande nature, des beautés du firmament, ou de quelque acte de sublime dévouement chrétien? Ah! c'est notre âme qui entend la voix de son Créateur et qui se lance instinctivement vers Lui!

      Lamirande et Leverdier étaient en proie, tous deux, à ces profondes émotions, et ils marchaient en silence.

      —Nous voici, dit enfin Leverdier. C'est le moment de nous réfugier en lieu sûr. Et les deux amis récitèrent ensemble à mi-voix, le Sub tuum.

      —Rien ne nous presse, fait Lamirande, disons le Salve Regina pour demander la conversion d'un ami qui m'est bien cher.

      Puis ils sonnent à la porte d'une fastueuse maison dont les larges fenêtres laissent échapper sur la neige des flots de lumière.

      —Qui est cet ami dont tu demandes la conversion? demande Leverdier en attendant qu'on ouvre la porte.

      —C'est Georges Vaughan, l'un des députés de Toronto à la Chambre fédérale. Nous allons le rencontrer ce soir, sans doute. C'est une âme naturellement droite et belle; mais malheureusement il n'a pas la foi.

      —Il croit au moins en Dieu?

      —Non, il ne semble croire en rien du tout en dehors et au-dessus de cette vie.

      —C'est un monstre alors!

      —C'est un malheureux plutôt. Encore une fois, son âme est naturellement belle. Prions pour que Dieu lui accorde le don inestimable de la foi.

      À ce moment la porte s'ouvre. Un laquais les aide à se débarrasser de leurs paletots; un autre les conduit au salon où sont déjà réunies les sommités de la politique canadienne. L'immense pièce est inondée d'une clarté douce et pénétrante produite par un appareil électrique que dissimulent les riches lambris; une odeur enivrante remplit l'atmosphère, tandis qu'un orchestre invisible fait entendre une harmonie qu'on dirait lointaine. Des groupes discutent avec animation les récents événements politiques.

      Sir Henry Marwood vient au-devant des nouveaux arrivés et leur fait un accueil gracieux. Il accable Lamirande surtout de paroles flatteuses.

      —Qu'est-ce que le vieux renard me veut? pensa Lamirande. Rien de bon, c'est certain. Soyons sur nos gardes!

      C'était une figure remarquable que celle de sir Henry Marwood; une figure remarquable par son irrégularité et sa laideur autant que par un air extraordinairement intelligent et rusé. Ses petits yeux, que faisait paraître encore plus petits un nez d'une grosseur prodigieuse, pétillaient d'esprit; mais ils ne pouvaient pas rencontrer le regard calme et lumineux du jeune député.

      —Mon cher Lamirande, dit sir Henry avec effusion, que je suis donc content que vous soyez venu avec votre ami Leverdier. Voyant que vous tardiez un peu, je craignais d'être privé du plaisir de votre compagnie ce soir. Sans doute, vous ne pensez pas comme moi sur une foule de questions, mais j'aime le talent et les convictions partout où je les trouve. Tous deux vous pensez fortement et vous exprimez vos pensées avec énergie et originalité. C'est assez pour que je vous admire.

      —Le talent est sans doute admirable quand il est employé pour le bien, dit Lamirande; mais doit-on l'admirer quand il se consacre au mal?

      —Le talent, l'intelligence, cher monsieur, c'est toujours chose digne d'admiration, parce que c'est un don de l'être Suprême, une parcelle de l'âme universelle.

      —Dans l'intelligence humaine il faut, ce me semble, considérer deux choses: l'œuvre de Dieu qui est toujours belle et l'œuvre de l'homme, c'est-à-dire l'usage que l'homme fait de ses facultés. Malheureusement, cette dernière œuvre est souvent mauvaise et laide.

      —Voilà que vous vous lancez dans les régions de la haute philosophie. Vous planez; mes pauvres vieilles ailes ne me permettent pas de vous suivre. Je me contente de vous admirer.

      —Tous ces compliments cachent quelque piège, pensa Lamirande. Puis tout haut:

      —Je crains que vous ne m'admiriez pas autant dans quelques jours quand vous m'aurez entendu dire ma façon de penser sur votre projet....

      —Mais mon projet, vous ne le connaissez pas! Il vous plaira peut-être, quoique vous soyez, d'ordinaire, assez difficile.

      —Je ne connais pas votre projet, il est vrai, mai je vous connais, sir Henry, et votre projet ne peut manquer de vous ressembler. Or, vous ne l'ignorez pas, vos idées et vos aspirations ne sont pas les miennes.

      —Sans doute, sans doute; mais enfin vous direz ce que vous voudrez de mon projet, vous ne m'empêcherez pas d'admirer votre talent. D'ailleurs, j'aurai à vous parler d'autre chose que de la politique tout à l'heure.

      À ce moment, le baron de Portal vint à passer. Sir Henry l'appela.

      —Monsieur le baron, permettez que je vous présente deux de nos hommes politiques canadiens-français les plus distingués. M. Lamirande est député et je vous assure qu'il ferait honneur à n'importe quelle chambre, même à la Chambre française. Son ami, M. Leverdier, journaliste, serait remarqué même à Paris. M. le baron de Portal est arrivé tout récemment au Canada. Il voyage pour s'instruire et désire particulièrement être mis au courant de nos affaires politiques. Monsieur le journaliste est bien celui qui peut rendre cet agréable service à monsieur le baron, n'est-ce-pas?

      Leverdier comprit sans peine que sir Henry voulait être seul avec Lamirande. Il s'empressa donc d'accepter l'invitation, et entama la conversation avec M. le baron de Portal.

      —Certainement, dit-il, si M. le baron le désire, je me ferai un plaisir de l'initier à nos affaires politiques qui sont plutôt intéressantes que belles.

      Et le journaliste lança à sir Henry un petit sourire malicieux.

      —Ah! le coquin, s'écria le premier ministre, en faisant un petit geste, moitié amical, moitié menaçant, il ne me vantera pas, bien sûr. N'importe, il a du talent, lui aussi, et j'admire le talent, même quand il s'exerce contre moi!

      Et prenant Lamirande par le bras, il s'éloigna avec lui.

      Le baron de Portal et Leverdier allèrent s'asseoir sur une causeuse. Leur entretien nous renseignera sur l'état politique du Canada en l'an de grâce 1945.

      —Je m'intéresse beaucoup à votre pays, dit le baron, mais j'avoue que vos affaires politiques m'intriguent quelque peu. Où en êtes-vous à l'heure présente? Je sais vaguement que le Canada était naguère colonie britannique et qu'il ne l'est plus. Expliquez-moi donc cela, je vous en prie, monsieur le journaliste.

      —Volontiers, reprit Leverdier. La chose est bien simple. Depuis quelques années, vous le savez comme moi, l'Angleterre, jadis si fière, est tombée au rang des puissances de troisième ordre. À l'extérieur, elle a perdu les Indes, ou à peu près. La Russie ne tardera pas à s'emparer de ce qui lui reste de son empire oriental. En Afrique, l'Allemagne lui arrache ses colonies, morceau par morceau. L'Australie a secoué le joug impérial. L'Irlande vient de reconquérir son entière indépendance. L'Écosse s'agite de nouveau; et, à l'intérieur, les sociétés secrètes qu'elle a réchauffées et proposées l'ont bouleversée et affaiblie. Elle avait encore le Canada. Mais un beau matin, le gouvernement des États-Unis, ayant à sa tête un président américanissime, et profitant d'une difficulté diplomatique où l'Angleterre avait

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