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psychologie du soldat déprimé par une suite de revers: les combattants de 1870 y retrouveront une part de leurs misères. C'est aussi le vrai drame de la faim. Il n'existe point de tableau comparable à celui de la garnison de Wilna fuyant à l'aspect de cette armée de spectres prêts à tout dévorer. Et, pourtant, on ne peut refuser à Bourgogne les qualités d'un homme de coeur: ses accès d'égoïsme sont tellement contre sa nature, que le remords suit aussitôt. On le voit, ailleurs, aider de son mieux les camarades, s'exposer pour l'évasion d'un prisonnier dont le père l'a ému. Les horreurs dont il a été témoin le pénètrent: il a vu des soldats dépouiller, avant leur dernier soupir, ceux qui tombaient; d'autres (des Croates) retirer des flammes les cadavres et les dévorer. Il a vu, faute de transports, abandonner les blessés tendant leurs mains suppliantes, se traînant sur la neige rougie de leur sang, tandis que ceux qui sont encore debout passent, muets, devant eux, en songeant que pareil sort les attend. Sur les bords du Niémen, Bourgogne, tombé dans un fossé couvert de glace, implore vainement, lui aussi, les soldats qui passent. Seul, un vieux grenadier s'approche.

      «Je n'en ai plus!» dit-il en levant ses moignons pour montrer qu'il n'a pas une main à offrir.

      Près des villes où les troupes croient trouver la fin de leurs maux, le retour de l'espérance fait renaître les sentiments de pitié. Les langues se délient, on s'informe des camarades, on porte les plus malades sur des fusils. Bourgogne a vu des soldats garder, pendant des lieues, leurs officiers blessés sur leurs épaules. N'oublions pas ces Hessois qui garantissent leur jeune prince contre vingt-huit degrés de froid, passant une nuit serrés autour de son corps, comme le faisceau protecteur d'une jeune plante.

      Cependant la fatigue, la fièvre, la congélation et ses plaies mal garanties par des oripeaux de toute provenance, les ravages produits sur son organisme par une tentative d'empoisonnement, en voilà plus qu'il n'en faut pour faire perdre à notre sergent la piste de son régiment, comme à tant d'autres!

      Seul, il avance péniblement à travers la neige où il disparaît, parfois, jusqu'aux épaules. Heureux encore d'échapper aux Cosaques, de trouver des cachettes dans les bois, de reconnaître, par les cadavres rencontrés, la route suivie par sa colonne! Dans l'obscurité d'une nuit, il arrive sur le terrain d'un combat. Il butte contre les corps amoncelés d'où s'élève un appel plaintif: «Au secours!» En cherchant, non sans trébucher et tomber à son tour, il reconnaît un ami, bien vivant celui-là, le grenadier Picart, type de troupier dégourdi et bon enfant, dont la joyeuse humeur fait presque tout oublier. Mais un officier russe annonce que l'Empereur et toute sa Garde ont été faits prisonniers, et voilà notre loustic saisi d'un accès de folie, présentant les armes et criant: «Vive l'Empereur!» comme un jour de revue.

      C'est, en effet, chose digne de remarque: malgré ses misères, le soldat n'accuse point celui qui est cause de ses infortunes; il reste dévoué, corps et âme, avec la persuasion que Napoléon saura le tirer du mauvais pas, qu'il ne tardera point à prendre sa revanche. C'était une religion: «Picart pensait, comme tous les vieux soldats idolâtres de l'Empereur, qu'une fois qu'ils étaient avec lui, rien ne devait plus manquer, que tout devait réussir, enfin qu'avec lui, il n'y avait rien d'impossible». Sans être aussi optimiste, Bourgogne partageait, jusqu'à un certain point, cette manière de voir. Et cependant, à sa rentrée en France, son régiment était réduit à 26 hommes!

      Leur dieu les émeut toujours: en le voyant, au passage de la Bérézina, «enveloppé d'une grande capote doublée de fourrure, ayant sur la tête un bonnet de velours amarante, avec un tour de peau de renard noir et un bâton à la main», Picart pleure en s'écriant: «Notre Empereur marcher à pied, un bâton à la main, lui si grand, lui qui nous fait si fiers!»

      Enfin, au mois de mars 1813, Bourgogne se retrouve dans sa patrie, et reçoit l'épaulette de sous-lieutenant au 145e de ligne, avec lequel il repart pour la Prusse. Blessé au combat de Dessau (12 octobre 1813), il est fait prisonnier.

      Ses loisirs de captivité sont consacrés au relevé de ses souvenirs, encore récents; il prend des notes. Avec les lettres écrites à sa mère, elles serviront, plus tard, à rédiger ses Mémoires. Et alors il se demande si c'est bien lui qui a écrit tout cela, tant le rappel de ce qu'il a vu le frappe de nouveau. Il se demande s'il n'a pas été le jouet de son imagination. Mais il se raffermit et se complète en causant du passé avec d'anciens compagnons dont il donne la liste. La concordance de leurs témoignages prouve qu'il n'a point rêvé.

      Le premier retour des Bourbons l'avait fait démissionner aussitôt[3], sous le prétexte de «partager, avec de vieux parents, le fardeau de leur travail, pour le soutien d'une nombreuse famille». Il pensait à un mariage, qui suivit de près sa lettre au Ministre.

      [Note 3: «L'Empereur n'étant plus en France, dit-il lui-même dans une note de ses Mémoires, je donnai ma démission.»]

      La vie de famille aussi a ses épreuves: Bourgogne le sentit après la perte de sa femme, laissant deux filles à élever. Il contracta un second mariage et eut encore deux enfants[4].

      [Note 4: Bourgogne épousa, à Condé, le 31 août 1814, Thérèse-Fortunée Demarez. Après sa mort, arrivée en 1822, il se remaria avec Philippine Godart, originaire de Tournai.]

      Établi marchand mercier, comme son père, il quitta bientôt le magasin pour s'occuper d'affaires industrielles où il perdit une partie de son bien. Ses habitudes simples, son heureux naturel l'aidèrent à supporter ces revers, qui ne l'empêchèrent point de donner une instruction convenable à ses filles. Il les adorait et sut leur inspirer l'amour des arts dont il était épris: l'une s'adonnait à la peinture, l'autre à la musique. Doué lui-même d'une jolie voix, il chantait à la fin des repas de famille, selon la coutume aujourd'hui presque partout délaissée. Il avait réuni, dans sa demeure, une collection, relativement importante, de tableaux, de curiosités, de souvenirs qu'on venait voir.

      À Paris, où il se rendait quelquefois, il ne manquait point de visiter, aux Invalides, ses anciens compagnons d'armes. Il en retrouvait aussi quotidiennement plusieurs, dans sa ville natale, au café où ils causaient de leurs campagnes. Au dîner qui les réunissait le jour anniversaire de l'entrée des Français à Moscou, ils buvaient, à tour de rôle, dans un gobelet rapporté du Kremlin: les vieux soldats de la Garde avaient le culte du passé.

      Avec les journées de 1830 et le retour des trois couleurs[5], il pense à reprendre du service; or sa famille jouit de quelque influence à Condé, où son frère est médecin[6]. Alors député de Valenciennes, M. de Vatimesnil, ancien ministre de Louis XVIII et de Charles X, dont il vient de voter la déchéance, ne manque pas d'appuyer un brave ayant neuf campagnes, trois blessures et méconnu par le gouvernement tombé. Comme compensation légitime, il propose sa nomination à l'emploi de major de place, vacant à Condé. La lettre au maréchal Soult, alors ministre de la guerre, est contresignée par les deux autres députés du Nord, Brigode et Morel. La réponse n'arrivant point, M. de Vatimesnil revient à la charge, quinze jours après: «Cette nomination, écrit-il, qui serait excellente sous le rapport militaire, ne serait pas moins utile sous le rapport politique. À une lieue de Condé se trouve le château de l'Hermitage, appartenant à M. le duc de Croy, et où sont réunis beaucoup de mécontents. Loin de moi la pensée de supposer qu'ils aient de mauvaises intentions! Mais, enfin, la prudence exige qu'une place forte située aussi près de ce château, et sur l'extrême frontière, soit confiée à des officiers parfaitement sûrs. Je vous réponds de l'énergie de M. Bourgogne….» À défaut d'emploi, il demande pour son protégé la croix de la Légion d'honneur.

      [Note 5: «En 1830, dit-il dans la note déjà citée, à la réapparition du drapeau tricolore, je rentrai au service.»]

      [Note 6: Notre sergent avait trois frères et une soeur dont il était l'aîné, savoir: François, un moment professeur de mathématiques au collège de Condé; Firmin, mort jeune; Florence, mariée à un brasseur; Louis-Florent, docteur en médecine de la Faculté de Paris, mort en 1870.—Marie-Françoise Monnier, leur mère, était née à Condé en 1764.]

      Mais Bourgogne n'en est pas moins oublié au ministère, où l'on ne retrouve aucune trace de ses services. M. de Vatimesnil est

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