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encore sa prospérité augmenter.

      A chaque visite royale, la ville se livrait, par ostentation, à des prodigalités immenses qui dénotaient sa richesse. C'étaient des seize mille litres de vin, des dix mille livres de confitures, des joutes sur l'eau, des processions, des fêtes de toutes sortes organisées rapidement ou luxueusement, et qui augmentaient sa réputation par toute la France.

      Sagement administrée, elle vit s'écouler, sans en souffrir, la pénible époque des guerres religieuses, respectant humainement les cultes divers en dépit de l'un de ses évêques, Antoine de Créquy, qui voulait massacrer les protestants. A la Saint-Barthélemy, elle refusa énergiquement et héroïquement de prendre part aux horreurs commises. On lit encore aujourd'hui dans le livre de ses délibérations: «Rassemblés dans la maison commune, le 3 septembre 1572, le maire de Nantes, les échevins et suppôts de la ville, les juges consuls, firent le serment de maintenir celui précédemment fait de ne point contrevenir à l'édit de pacification rendu en faveur des calvinistes, et firent défense aux habitants de se porter à aucun excès contre eux.»

      Peut-être fut-ce cette déclaration, plus encore que sa révolte ouverte en faveur du duc de Mercœur, qui amena dans ses murs le Béarnais triomphant pour y rendre ce fameux édit par lequel la tolérance religieuse aurait dû devenir une loi de l'État, et qui, commenté, interprété, violé et rétabli tour à tour, fut la source de tant de maux et de tant de crimes.

      Louis XIII vint trois fois à Nantes; la dernière, en 1626: Richelieu l'accompagnait et fit tomber, au pied du vieux château du Bouffay, la tête illustre d'Henri de Talleyrand, comte de Chalais, qui ne se détacha complètement du corps qu'au trente-cinquième coup de hache!

      Ce château du Bouffay ne devait pas manquer de prisonniers fameux: le cardinal de Retz, Fouquet, du Couédic, de Pontcallec, de Talhouët, de Montlouis, y furent incarcérés, les quatre derniers pour n'en sortir que le 18 juin 1720, jour de leur exécution, à l'endroit même où Chalais était tombé.

      Pendant le cours du XVIIIe siècle, Nantes atteignit l'apogée de sa splendeur. Calme et heureuse après la conspiration Cellamare, elle étendit son commerce avec une prodigieuse activité. Ses nombreux vaisseaux sillonnaient les mers, ses armateurs la transformaient en une ville coquette, élégante, spacieuse et admirablement construite.

      Mais cette fois encore, comme les fois précédentes, Nantes, arrivée au sommet de la colline de la fortune qu'elle avait gravie si péniblement, devait être subitement précipitée de l'autre côté dans un effrayant abîme. Sa plus douloureuse maladie allait encore lui ravir ses forces et sa puissance. Cette maladie, ce fléau, s'appela Jean-Baptiste Carrier.

      La Révolution éclata; la guerre de Vendée survint. Nantes, qui avait donné tête baissée dans les idées nouvelles, tenait pour la République. Les Vendéens résolurent de s'en emparer. Onze mille hommes défendirent la ville contre les cent mille soldats de Cathelineau.

      —Périr et assurer le triomphe de la liberté plutôt que de se rendre! disait le maire Baco, soutenu par le vaillant général Canclaux. Soyons tous sous les armes, et décrétons la peine de mort contre quiconque parlera de capituler!

      L'héroïque magistrat municipal fut blessé, mais Cathelineau fut tué, et Nantes fut sauvée. Pour la récompenser de cette belle défense, de ce sublime exemple donné aux autres villes républicaines, la Convention ne trouva rien de mieux à faire que de lui envoyer Carrier.

      Le jour même où Marcof confiait à Boishardy les secrets du marquis de Loc-Ronan, l'envoyé extraordinaire de la Convention nationale était à Nantes depuis deux mois accomplis. La pauvre ville avait senti la griffe de ce tigre s'enfoncer dans ses flancs décharnés et amaigris par la souffrance. Le siége qu'elle avait soutenu l'avait déjà cruellement éprouvée. Ses faubourgs, incendiés et détruits, n'offraient plus que l'aspect désolé de vastes ruines, et les bras, l'argent, le courage, manquaient également pour les relever. Les quelques maisons qui y restaient debout chancelaient sur leurs murs noircis, crevassés par les boulets et lézardés par les balles et la mitraille. Les habitants, épouvantés, s'étaient réfugiés dans l'intérieur de la ville. La solitude rendait plus affreux encore ce triste et navrant spectacle de la dévastation.

      La ville proprement dite avait un peu moins souffert. Deux quartiers entre autres étaient demeurés à l'abri des boulets: celui de l'île Feydeau d'abord, puis celui fondé en 1785 par le capitaliste Graslin, qui lui avait donné son nom. Le Bouffay, les quais et le port n'avaient pas eu non plus beaucoup à souffrir; et cependant l'aspect de la ville était plus sombre encore et plus désolé que celui des faubourgs. Nulle part on ne voyait plus ce mouvement, ce bruit, cette activité, qui décèlent la cité commerçante. Les rues étaient désertes, les quais mornes et silencieux. Au Bouffay seul il y avait de l'animation. C'est que sur la grande place des exécutions se dressait l'échafaud surmontant une cuve couverte d'un prélat rougeâtre.

      Le prélat est un grand carré de toile goudronnée. C'était un perfectionnement dû aux nombreuses réclamations des boutiquiers voisins, dont les magasins étaient inondés de sang par suite des exécutions journalières. Autour de la guillotine, on voyait des quantités de bancs, de tabourets et de chaises. D'intelligents spéculateurs les louaient aux chauds patriotes pour les mettre à même de mieux contempler l'horrible spectacle.

      Partout la stupeur et l'épouvante régnaient en maîtresses absolues. En pénétrant dans cette pauvre ville, ensanglantée jour et nuit par des crimes auxquels l'imagination se refuse à croire, on eût dit contempler l'une de ces cités du moyen âge, agonisant sous la peste, et torturée par les mains de fer de quelque bandit qui l'étreignait. Les plus lâches tremblaient sous l'empire de la terreur; les plus forts et les plus braves se sentaient engourdis et énervés. On ne savait plus résister à la mort; elle venait, on ne la fuyait même pas. C'est que, hélas! sur cette ville jadis si florissante s'appesantissait le joug de l'un de ces monstres que la nature se plaît parfois à produire pour prouver que rien ne lui est impossible, et que, si l'homme est le roi de la création par son génie, il peut aussi en devenir l'animal le plus odieux et le plus abject par ses vices.

      Jean-Baptiste Carrier était né à Yolai, près d'Auriac, en 1756. Obscur procureur lorsque la Révolution éclata, il s'acharna immédiatement à la poursuite de la noblesse et se mit sur les rangs comme candidat à la Convention, à laquelle il fut effectivement envoyé en 1792.

      Votant la mort de Louis XVI sans sursis et sans appel au peuple, il contribua ensuite à la formation du tribunal révolutionnaire, et prit une part active à la journée du 31 mai, qui amena la proscription de la Gironde. A cette époque, la Montagne victorieuse, voulant imprimer aux départements une impulsion conforme à ses vues, songea à revêtir quelques-uns de ses membres de pouvoirs proconsulaires. Chargé d'une mission extraordinaire en Normandie et dans le Nord, Carrier déploya une exaltation frénétique qui lui valut l'approbation de ses amis. Puis Nantes, laissant apparaître depuis le 31 mai des tendances fédéralistes, on y envoya Carrier. Ses prédécesseurs, Foucher et Villers, Merlin et Gillet, lui avaient préparé les voies.

      Carrier, commissaire de la Convention, arriva dans le chef-lieu du département de la Loire-Inférieure le 8 octobre 1793, ayant en poche des instructions et des pouvoirs discrétionnaires qui l'autorisaient à employer toutes les rigueurs qu'il jugerait convenables. C'était simplement envoyer tout entière la ville de Nantes au bourreau, et c'était dignement la récompenser de sa belle défense patriotique. Au reste, Canclaux avait été rappelé, et Baco, le maire Baco, qui avait prodigué son sang pour la cause de la liberté, avait été jeté dans les prisons de l'Abbaye pendant un voyage qu'il avait fait à Paris. Avec le proconsul, la terreur était venue s'abattre sur la pauvre cité jadis florissante, maintenant morne et dévastée.

       Table des matières

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