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      [Note 45: LEIBNIZ, _Monadol., _p. 705a, 7.]

      [Note 46: LEIBNIZ, Monadol., p. 796a, 17.]

      [Note 47:Ibid., p. 705b, 8 et 10-11.]

      La philosophie de Leibniz est donc un retour «aux formes substantielles, si décriées[48]». Pour lui, comme pour Aristote, la substance enveloppe deux co-principes essentiels dont l'un est actif et l'autre passif; l'être est une dualité qui se ramène à l'unité d'un même sujet: c'est une trinité. Mais cette vieille conception revêt, sous l'effort de Leibniz, un aspect absolument nouveau. D'abord, il transporte du tout aux parties la définition de la substance donnée par Aristote. De plus, l'extension des corps cesse, à ses yeux, d'être une propriété absolue; elle n'existe que pour la pensée: c'est quelque chose de purement phénoménal. Il modifie également d'une manière profonde et l'idée traditionnelle de la forme et celle de la matière. Inspiré par Spinoza et continuant «le philosophe stagirite», il précise l'activité de la forme et en fait une force qui a pour qualités déterminantes la perception et l'appétition. D'autre part, la matière, en tant qu'elle se distingue de l'extension proprement dite, devient pour lui une limite interne de l'activité, et par là même un principe de résistance à la conquête des «idées distinctes». Tout se transforme et s'approfondit, tout s'unifie sous l'influence de sa pensée.

      [Note 48: LEIBNIZ, Syst. nouv…, p. 124b, 3.]

      B) Pluralité des substances.—La multiplicité des choses n'est pas seulement phénoménale: il y a plusieurs substances, puisque la matière se divise en éléments substantiels.

      Le même fait ressort également des données de la psychologie. «Je suis d'opinion, dit Leibniz, que la réflexion suffit pour trouver l'idée de substance en nous-mêmes, qui sommes des substances[49].» La chose ne semble pas claire à tout le monde, il est vrai; et Locke ne pense pas que l'expérience interne ait une telle valeur; mais c'est uniquement parce qu'on ne prend pas la question du bon côté. On monte d'abord dans sa tête, on y considère les objets à l'état de désagrégation où le travail de l'entendement les a mis. On voit alors d'une part des prédicats qui sont abstraits, de l'autre un sujet qui l'est également[50]; et l'on conclut qu'il n'y a là qu'un amas d'êtres logiques, une collection de phénomènes où la substance n'apparaît nullement. Procéder ainsi, c'est aller au rebours de la réalité, c'est «renverser l'ordre des choses». «La connaissance des concrets est toujours antérieure à celle des abstraits[51].» Nous percevons le chaud avant la chaleur, le luisant avant la lumière, et des savants avant le savoir[52]. Ce qui nous est donné tout d'abord, ce sont les choses elles-mêmes dans leur unité physique: les abstractions n'existent que pour et par notre esprit qui a sa manière à lui de diviser l'indivisible. Et quand on envisage la question de ce biais, les difficultés disparaissent du même coup. Chacun sent alors qu'il y a sous les modes de sa conscience un sujet simple et fixe qui les groupe dans son unité vivante[53]; et la substance, c'est cela.

      [Note 49: LEIBNIZ, N. Essais, p. 221a, 18.]

      [Note 50: _Ibid., _p. 278a, 2.]

      [Note 51: _Ibid., _p. 238b, 6.]

      [Note 52: _Ibid., _p. 272a, 1.]

      [Note 53: LEIBNIZ, Réplique aux réflexions de Bayle, p. 183; Monadol. p. 706, 16.]

      Mais pourquoi les éléments ultimes auxquels on aboutit par la division de la matière ne seraient-ils pas des espèces de modes un peu plus durables que les autres? Leibniz tombe déjà d'accord avec Spinoza pour dire que les parties du continu n'ont rien d'absolu: ce sont, à ses yeux, «des points de vue» des monades sur l'univers. Et alors pourquoi les monades elles-mêmes ne seraient-elles pas à leur tour les déterminations passagères d'une réalité plus riche et plus profonde, unique en son fond, et qui seule mériterait le nom de substance? Quelle raison de croire que le monde n'est pas le développement éternel d'un même principe d'où se dégage à chaque instant une multitude d'individualités d'ordre divers, à la façon dont les formes de la pensée sortent de la pensée et s'en distinguent, tout en lui demeurant immanentes? A cette difficulté fondamentale, que contenait déjà la philosophie de l'ermite de la Haye et que Schelling devait plus tard ériger en système[54], Leibniz semble bien ne pas avoir de réponse. Le génie, aussi, est «une monade»; il a son «point de vue» et n'en sort que très difficilement. Les philosophes ne se convertissent pas.

      [Note 54: V. Philosophie der Offenbarung, t. II, pp. 154-156, 281-283; Philosoph. Untersuchungen über das wesen der menschlichen Freyheit…, p. 406-437, Ed. Landshut.]

      Revenons à notre exposé. Il y a des substances; et le nombre en est actuellement infini[55]. Dieu, qui est la souveraine sagesse, ne fait rien qui n'ait sa raison d'être. Or il n'y en a pas pour qu'il ait créé telle somme de monades plutôt que telle autre. Il faut de toute rigueur ou qu'il n'en ait produit aucune (ce qui est contraire aux faits), ou qu'il en ait produit un nombre illimité[56]. De plus, Dieu se conforme, dans ses œuvres, au principe du meilleur. Il se devait donc à lui-même de créer le plus de substances possible; il se devait à lui-même d'en créer à l'infini, car plus il y a d'êtres et dans l'ordre, plus il y a de perfection[57]. La multiplicité sans borne, c'est aussi ce que suppose la nature même de la monade. La matière telle que la monade la saisit au-dedans d'elle-même, c'est-à-dire le continu, est divisible à l'infini. Et cette divisibilité intérieure demande qu'il y ait au dehors, dans le monde des éléments simples et discontinus, une division actuelle qui soit également infinie. Autrement il pourrait se produire dans la monade des phénomènes auxquels rien ne correspondrait dans la réalité des choses, qui porteraient en quelque sorte dans le vide. Or ce manque d'adaptation entre la pensée et les objets ne saurait exister: «Tout est lié» et «bien fondé»; il n'y a rien dans l'apparent qui ne symbolise quelque chose de réel[58].

      [Note 55: LEIBNIZ, _Lettre à Foucher, _datée de 1693, 118b; Lettre I au P. des Bosses, datée du 14 février 1706, p. 434b; Théod., p. 564a, 195; Monadol., 710{b}, 65.]

      [Note 56: LEIBNIZ, Théod., p. 602-337; Monadol., p. 707b, 32.]

      [Note 57: LEIBNIZ, Monadol., p. 709b, 58;Lettre I au P. des Bosses, p. 434b.]

      [Note 58: LEIBNIZ, Lettre XXI au P. des Bosses, datée du 20 septembre 1712, p. 687; Théod., p. 607b, 357 et 620a, 403; Monadol., p. 711b, 78.]

      La seule raison qu'il soit permis d'opposer à la théorie de l'infinité actuelle, c'est son impossibilité[59]. Et cette raison n'est que fictive; elle tient, comme la négation de la substance, à une sorte de malentendu. Sans doute, si l'on commence par se figurer l'univers comme formant «un tout», c'est-à-dire comme représentant une somme déterminée, il faut bien alors qu'il contienne un nombre fini d'éléments premiers. Car il est contradictoire qu'une somme donnée, soit dans la réalité, soit seulement dans l'esprit, n'enveloppe pas un dernier terme. Mais poser ainsi le problème, c'est en changer le sens pour le résoudre. La conclusion qui dérive et du principe de raison suffisante et de la perfection divine et de l'essence même de la monade, c'est que le monde ne forme pas plus «un tout» qu'un «nombre infini dont on ne saurait dire s'il est pair ou impair[60]». Et dès lors, quel obstacle logique peut-il y avoir à ce que la multitude de ses éléments soit supérieure à tout nombre donné, à ce qu'il comprenne toujours plus d'unités actuelles «qu'on n'en peut assigner»? Quelle antinomie à ce que l'arithmétique ne puisse fournir l'expression adéquate de la réalité métaphysique? Or cette aptitude de l'univers à ne point se laisser emprisonner dans nos calculs, si loin que nous les poussions, c'est là précisément ce qui constitue son infinité[61].

      [Note 59: LEIBNIZ, Lettre XXI au P. des Bosses, p. 687a.]

      [Note 60: LEIBNIZ, Lettre II au P. des Bosses, 435b-436a.]

      [Note 61: LEIBNIZ, N. Essais, p. 244a-244b.]

      Au fond, Leibniz raisonne ici comme Descartes[62] et Spinoza[63]; si l'infini paraît contradictoire, c'est qu'on le prend dès le début comme une quantité finie. Il ajoute

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