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grecs, qui travailleront avec d'autant plus de facilité, que personne ne s'avisera de soupçonner ces nouveaux venus, présentés quelquefois par des amis de vingt ans.

      Pour opérer avec plus de chances de réussite, les grecs ont presque toujours dans leurs poches deux ou trois sixains de cartes biseautées, qu'ils substituent adroitement à ceux qui se trouvent sur les tables, qu'ils font disparaître en les portant en certain lieu. Pleins de sécurité, les bonnes gens jouent sans défiance; ils perdent des sommes considérables et accusent le hasard qui n'en peut.

      Le nombre de gens qui volent on qui font voler au jeu leurs amis et leurs parents, est beaucoup plus considérable qu'on ne le croit généralement; et si j'osais vous nommer ceux que je connais, que de masques vous verriez tomber et combien de gens seraient désolés d'avoir été si longtemps les amis de monsieur le marquis un tel; de monsieur le comte un tel; de monsieur le vicomte un tel.

      —N'êtes-vous pas un misanthrope, cher poëte? et n'est-ce point parce qu'elle ne fait pas à vos vers l'accueil qu'ils méritent que vous traitez si mal la société?

      —Oh! mon Dieu, non... nous ne savons que faire en attendant l'ouverture des salons, et nous causons pour passer le temps: voilà tout.

      —C'est vrai! et puisque sans nous en apercevoir, nous avons atteint l'heure du dîner, nous allons entrer ensemble chez Chabert.

      Une brillante société était déjà réunie dans le magnifique salon, orné de peintures étrusques et de superbes glaces, du Véry de Baden-Baden, lorsque Roman et son compagnon entrèrent; ils se placèrent et les premiers instants furent consacrés à satisfaire le vigoureux appétit qu'ils devaient à la longue promenade qu'ils venaient de faire.

      Après le dessert, Roman qui avait écouté avec plaisir les histoires et les longues dissertations du poëte chevelu, lui demanda, s'il ne conservait pas dans les trésors de sa mémoire, quelques anecdotes concernant les personnes qui se trouvaient en ce moment dans le salon de Chabert?

      —Je ne connais, dit le poëte, après avoir promené ses regards autour de lui, parmi les personnes qui sont ici, que cet homme et ces deux jolies femmes.

      —Et vous pouvez, sans doute, me raconter des histoires dont ils sont les héros?

      —Pour peu que cela vous fasse plaisir.—Par qui commencerai-je?

      —Débarrassons-nous d'abord de l'homme qui doit être un bien grand misérable, si Lavater n'est pas un rêveur.

      —On devine, à la première vue, que cet homme qui porte la tête haute et le nez au vent, et qui cherche, sans pouvoir y parvenir, à imiter les airs, le ton et les manières des gens distingués avec lesquels il cause en ce moment, est de la plus basse extraction. Examinez, avec un peu d'attention, cette taille courte et ramassée, ces épaules de portefaix, ces cheveux noirs et gras, ces petits yeux de même couleur qui ne lancent que des regards obliques, ces mains dont la rougeur et les rugosités ont résisté à toutes les pâtes d'amande et à tous les savons de toilette imaginables et ces pieds d'une dimension fantastique. Croyez-vous que tout cela puisse appartenir à une nature aristocratique? Cependant cet individu se fait appeler le comte de Bon... de Bon...»

      —Hein? dit Roman.

      —Son nom m'échappe, répondit le poëte chevelu.

      Ce n'est que depuis peu de temps que de sa propre autorité il s'est décoré d'une qualification nobiliaire; car si nous remontons jusqu'à l'année 1830, nous le trouverons dans la principale ville de nos départements de l'Ouest, prêchant la liberté, l'égalité et la fraternité. Comme il saupoudrait souvent ses harangues d'une infinité de liaisons dangereuses, ses auditeurs à cette époque, l'avait surnommé le cuirassier ou le tanneur... Au diable! je ne puis me rappeler ni son nom véritable, ni celui qu'il s'est donné; au reste si vous êtes désireux de le connaître, compulsez la Gazette des tribunaux: ce personnage fut pendant un temps l'ennemi politique du procureur du roi, il a eu des malheurs devant la cour d'assises.

      Après une assez sale faillite consommée en 1833, ce comte de contrebande s'enfuit en Belgique; mais les négociants qu'il avait mis dedans, se plaignirent, et l'extradition du comte et de la comtesse de *** (notre homme avait emmené avec lui sa chaste épouse, à laquelle nous donnerons, si vous voulez bien le permettre, le nom de Marguerite), fut demandée et obtenue.

      De Bruxelles à la cour d'assises du département où le comte avait établi sa résidence, le trajet est long; aussi le comte trouva les moyens de s'évader pendant sa durée, en laissant sa femme pour otage; heureusement pour elle, les jurés ne trouvèrent pas dans la cause assez d'éléments pour éclairer leur conscience, elle fut acquittée; mais le comte fut condamné par contumace à dix années de travaux forcés.

      Le comte qui était en 1830, ainsi que je viens de vous le dire, le coryphée du parti républicain de sa ville natale, devint tout à coup un fervent royaliste. Arrivé, je ne sais comment, à Londres, il s'engagea dans la légion étrangère que formait à cette époque don Carlos pour reconquérir son royaume, dans laquelle il obtint, je ne sais par quels moyens, le grade de capitaine.

      Le comte de ***, malgré l'extérieur peu gracieux qu'il a reçu de dame nature, sut capter la confiance du prince espagnol, qui bientôt, lui confia tous ses secrets. Le comte n'en demandait pas davantage. Aussi, lorsqu'il sut tout ce qu'il voulait savoir, il quitta l'armée royaliste sans tambour ni trompette, et vint trouver à Paris, l'ambassadeur de Sa Majesté Marie-Christine, auquel il vendit tous les secrets de don Carlos.

      L'ambassadeur, voulant récompenser dignement les services du comte de ***, le mit en rapport avec un haut personnage, grâce aux soins duquel il fut incorporé dans une des mille polices occultes qui se heurtent et se croisent à Paris.

      Le comte de ***, fut immédiatement chargé par le chef d'une de ces polices, d'aller surveiller à Bourges, son ancien maître, don Carlos; mais par suite d'un malentendu entre ceux de qui il tenait cette mission et les autorités de Bourges, il fut brûlé[240] et forcé de revenir à Paris, Gros-Jean comme devant.

      A cette époque, le duc de Bordeaux devant visiter l'Italie, le comte de ***, en sa qualité d'ancien officier de l'armée de don Carlos, fut chargé d'aller lui présenter ses hommages.

      Arrivé à Rome, il fut d'abord parfaitement reçu; on voulut bien se souvenir d'un précédent voyage qu'il avait fait à Goritz, à l'effet de protester de son attachement et de son dévouement aux princes de la branche aînée; mais hélas! tout ici-bas a un terme! Le duc de Levis qui accompagne partout le jeune espoir des partisans de la dynastie déchue, fit un jour prier M. le comte de ***, de passer dans son cabinet.

      —Monsieur, lui dit-il, nous vous connaissons, et nous savons quel est le rôle que vous venez jouer parmi nous. Le parti le plus sage que vous puissiez prendre, c'est de quitter Rome plus vite que vous n'y êtes venu, à moins cependant, que vous vouliez qu'on ne vous y fasse un très-mauvais parti.

      Le comte crut devoir suivre à la lettre l'avis charitable qu'il venait de recevoir. En effet, on le regardait déjà de travers. Il s'enfuit...

      Mais, oh! malheur! il trouva en arrivant à Paris, la comtesse Marguerite et son propre neveu, dans une de ces positions à la suite desquelles un mari outragé va quérir le commissaire de police afin de le prier de constater le flagrant délit.

      C'est ce que fit le comte de ***.

      Maintenant que vous dirai-je? Que de 1835 à 1840, M. le comte de ***, a gagné de quoi payer ceux qu'il avait floués en 1833; qu'il a purgé sa contumace; qu'il exerce toujours le métier d'espion, et qu'on le paye très-cher; c'est l'histoire de beaucoup d'autres. Au reste, ce caméléon politique qui devrait être attaché au pilori de l'opinion publique, vendra demain les hommes qu'il sert aujourd'hui, si la caisse des fonds secrets n'était plus à leur disposition[241].

      —Et sait-on ici que cet homme est un mouchard?

      —C'est probable; cependant on le souffre, car si on le forçait de déguerpir, ceux qui le payent enverraient à sa place quelque autre individu de même

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