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être vu de ceux qui vous attendent.

      — Très bien Francisco ! En effet, je ne dis pas que je n’ai jamais utilisé ce subterfuge ! haha ! Bien, asseyons-nous dans les fauteuils, nous serons plus à l’aise.

      Moreno se retourna et jeta un regard au bureau. Celui-ci était très grand et quelque peu surchargé d’ornements et de meubles. Les murs étaient couverts d’une superbe boiserie, à laquelle étaient accrochés des cadres de personnalités et des scènes de bataille. Un en particulier attira son attention.

      — C’est la bataille de Caseros. J’y étais, — dit le ministre — lorsque nous avons vaincu le Tyran[1].

      — En effet, le 3 février 1852, presque quatre mois avant ma naissance.

      Les deux hommes s’assirent dans de moelleux fauteuils. Elizalde déroula une carte du sud du continent sur la table. Une grande partie de la carte était marquée des mots « Terra Incognita », territoire inexploré.

      — Votre oncle m’a parlé de votre voyage d’exploration à la source du fleuve Limay. De ce que j’en ai compris, le lac qui en est la source est interne à la cordillère.

      — En effet, les indiens l’appellent Nahuel Huapi qui en mapuche signifie le grand lac. Un de ses bras arrive jusqu’à un passage qu’utilisent les indiens pour se rendre au Chili.

      — Votre oncle m’a aussi dit que vous étiez un grand naturaliste, et que la géologie et l’anthropologie vous intéressaient.

      — Je vois qu’il vous a beaucoup parlé de moi… c’est vrai, la science m’attire de manière générale. L’anthropologie est pour moi un des domaines les plus fascinants. Pendant ce voyage, j’ai trouvé une grotte qui fut habitée par des indiens il y a très longtemps. Il y avait des dessins sur la paroi, des os et des pointes de flèche, probablement d’une époque antérieure à la conquête de l’Amérique. J’ai aussi une collection de crânes et d’armes indiennes de voyages précédents… La vérité est que je pourrais parler des heures de l’exploration des terres inconnues, mais j’imagine que vous ne m’avez pas appelé pour que je vous raconte tout ça.

      — C’est vrai Francisco (ça ne vous dérange pas que je vous appelle par votre prénom, n’est ce pas ?). En réalité, je vous ai demandé de venir pour vous proposer de réaliser un voyage d’exploration qui pourrait être d’une grande utilité à notre pays. Que savez-vous du fleuve Santa Cruz ?

      — Pas grand-chose. Je m’y suis rendu l’année dernière en compagnie du naturaliste Carlos Berg, mais nous n’avons vu que l’embouchure. Le reste, je le tiens du récit de l’expédition anglaise de Fitz Roy et Darwin. Je sais que Piedrabuena envoya un groupe d’aventuriers qui furent les premiers à atteindre le lac d’où le fleuve prend sa source et qu’il y a peu de temps, une expédition de la Marine arriva en bateau à ce même lac.

      — En effet, et il y a peu de jours une expédition chilienne est arrivée au même endroit. Si nous ne réagissons pas, le Chili obtiendra une grande partie de la Patagonie voire même sa totalité. Voyez-vous Francisco, le gouvernement de Sarmiento perdit énormément de temps. Il ne sut pas asseoir la souveraineté argentine en Patagonie et les chiliens surent parfaitement tirer profit de notre inaction. Notre Président, le Docteur Avellaneda, a décidé que l’expansion argentine était une de ses politiques d’état prioritaires. Le ministre Alsina a pour tâche de mettre fin au problème du « malon » des indiens, et moi, on m’a chargé de renforcer la présence argentine dans ce territoire.

      — Mais Docteur, je ne comprends pas le rôle que je peux jouer là-dedans.

      — Laissez moi vous rappeler un peu d’histoire, de façon à ce que je puisse vous expliquer toute l’affaire au mieux. Les pays d’Amérique du Sud se créèrent à l’effondrement de l’Empire Espagnol, suivant les mêmes limites qu’avaient les différentes juridictions administratives crées par Séville, cela s’appelle le principe de « uti possidetis juris ». C’est ainsi que l’Argentine émergea de ce qui était la Vice-royauté du fleuve de la Plata (avec les scissions de l’Uruguay, du Paraguay et de la Bolivie qui ne se sont pas pliés à la révolution de Mai à laquelle participa votre célèbre ancêtre Mariano Moreno). Le Chili hérita du territoire de la région de Chili. Tout aurait été simple mais… il y a toujours un mais… les bons espagnols ne prirent pas soin de délimiter les frontières dans les territoires qu’ils ne connaissaient pas : les territoires occupés par les indiens. Regardez cette carte.

      Ils se penchèrent tous les deux sur la reproduction d’une vieille carte espagnole.

      — Voyez tous ces territoires déclarés depuis 100 ans comme inconnus : la Puna, el Chaco et la Patagonie. Le fait que les antiques juridictions espagnoles n’aient pas établi de frontières causa d’importants conflits dans ces zones. A el Chaco, il y eut un grand problème limitrophe avec le Paraguay qui fut résolu à la suite d’une guerre cruelle que sut gagner notre président de l’époque, Bartolomé Mitre. A la Puna, la situation est explosive entre la Bolivie, le Pérou, le Chili et nous. Et en Patagonie, le conflit se déroule entièrement avec le Chili. Nous souhaitons que la cordillère sépare les deux pays mais les Chiliens ne sont pas d’accord et veulent tout garder. Si nous ne réagissons pas, ils auront toute la Patagonie. Jusqu’à maintenant, ils ont prouvé qu’ils étaient bien plus audacieux que nous. La fondation de Fuerte Bulnes et de Punta Arenas, sans que nous n’ayons réagi d’aucune manière, marque une importante présence chilienne dans la zone qui fait que pour les puissances européennes, le Chili est mieux placé pour réclamer la Patagonie.

      Moreno regardait la carte d’une air incrédule. Il ne pouvait pas croire qu’ils étaient sur le point de perdre toute cette « Terra Incognita » qu’il avait toujours considérée comme une partie de l’Argentine. Cependant, pensa-t-il, le ton et l’attitude d’Elizalde ne semblaient pas être ceux d’un échec. Il ne l’avait probablement pas appelé pour lui dire que tout était perdu.

      — J’imagine, Ministre, que vous devez avoir un plan dans lequel j’interviens d’une manière ou d’une autre, n’est-ce pas ?

      — En effet, j’ai un plan. Il y a une stratégie qui doit être menée très précisément pour que nous ayons des chances de garder la Patagonie. Ce que je vais vous raconter est absolument confidentiel.

      Avec Avellaneda et Mitre, nous avons décidé de profiter d’une circonstance conjoncturelle qui ne se répétera pas deux fois. C’est notre dernière opportunité et nous ne devons pas la perdre. Il y a une situation très tendue entre le Chili d’un côté et la Pérou et la Bolivie de l’autre, au sujet de la délimitation des frontières de la Puna. Nous pensons qu’il est très probable qu’il y ait d’ici peu (peut-être deux ou trois ans) une guerre dans cette zone. Si l’Argentine intervenait, le Chili serait probablement vaincu car il ne peut pas combattre deux fronts en même temps (la Patagonie et la Puna). Notre plan est de tendre nos relations avec le Chili au même rythme que le Pérou et la Bolivie, afin de maintenir latente la possibilité que le Chili ait à affronter deux conflits simultanés. Nous espérons ainsi que le Chili se voit contraint d’apaiser une source de conflit potentiel avec l’Argentine, avant d’affronter le Pérou et la Bolivie.

      — Et en quoi une expédition est-elle nécessaire pour faire renoncer le Chili à la Patagonie ?

      — Un moment, n’allez pas si vite.

      Elizalde s’arrêta et alla chercher une carte plus moderne de la zone de l’extrême sud de la Patagonie.

      — Je ne dirais pas que le Chili renoncerait simplement à la Patagonie. L’idée, c’est que le Chili consentirait à ce qu’ait lieu un arbitrage international, ce que je ne souhaite pas aujourd’hui puisqu’en l’état actuel des choses, ils obtiendraient tout. Pour obtenir gain de cause dans l’arbitrage, il faut démontrer et prouver nos positions. Nous devons générer « des actes de souveraineté » qui nous permettent de défendre la position de l’Argentine dans cette région. Pour cela, il est nécessaire : d’explorer, nommer des lieux, découvrir des choses,

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