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de quelques instants, on entendit le flibustier moduler avec une grâce infinie quelques-unes des ballades écossaises que les chefs de clans royalistes chantaient de préférence pendant le protectorat de Cromwell.

      La voix du mulâtre était à la fois douce, vibrante et mélancolique.

      Mirette et les deux esclaves l’écoutèrent pendant quelques minutes avec ravissement.

      Aux dernières strophes la voix du flibustier s’émut, quelques larmes semblèrent s’y mêler… puis les chants cessèrent.

      Mirette entra dans la chambre de Barbe-Bleue pour allumer une lampe renfermée dans un globe d’albâtre qui jetait sur tous les objets une lumière douce et voilée.

      Cette chambre était splendidement tendue d’étoffe des Indes fond blanc, émaillée de fleurs en broderie; une moustiquaire de mousseline d’un tissu semblable à une toile d’araignée enveloppait un immense lit de bois doré à dossier de glace qui apparaissait ainsi comme au travers d’un léger brouillard.

      Après avoir exécuté les ordres de sa maîtresse, Mirette se retira discrètement et dit aux deux esclaves avec un malin sourire:

      – Mirette allume la lampe pour le capitaine… Cora pour le boucanier… et Noün pour le Caraïbe…

      Les deux vieilles esclaves secouèrent la tête d’un air d’intelligence, et toutes trois sortirent après avoir soigneusement fermé et verrouillé les portes qui conduisaient des bâtiments extérieurs à la maison particulière de la Barbe-Bleue.

      CHAPITRE IX.

      LA NUIT

      Nous avons laissé le chevalier de Croustillac alors qu’il s’enfonçait dans la forêt au milieu des cris de tous les animaux qui la peuplaient.

      Un moment étourdi de ce vacarme, le Gascon poursuivit bravement sa route, s’orientant toujours vers le nord, du moins autant qu’il le pouvait, grâce à son peu de connaissances astronomiques.

      Ainsi que le père Griffon l’en avait prévenu, on ne trouvait aucun chemin frayé à travers ces bois; des détritus de végétaux, de grandes herbes, des lianes, des troncs d’arbres, des broussailles inextricables encombraient le sol; les arbres étaient si touffus, que l’air, la lumière et le soleil pénétraient difficilement sous ces épaisses voûtes de verdure, où il régnait une humidité chaude presque suffocante, produite par la fermentation de l’humus végétal qui recouvrait la terre à une assez grande épaisseur.

      Les violents parfums des fleurs tropicales saturaient cette atmosphère étouffante; aussi le chevalier éprouvait-il une sorte d’ivresse, de pesanteur; il marchait d’un pas moins délibéré, il se sentait la tête lourde, les objets extérieurs lui étaient presque indifférents, il n’admirait plus les colonnades de feuillée qui s’étendaient à perte de vue dans la pénombre de la forêt. Il jetait un coup d’œil distrait sur le plumage étincelant et varié des périques, des aras, des colibris, qui poussaient mille cris joyeux, becquetaient des insectes aux ailes d’or, ou concassaient entre leurs becs les baies aromatiques du bois d’Inde.

      Les gambades des singes qui se balançaient aux souples guirlandes des passiflores, ou qui sautaient d’arbre en arbre, lui arrachaient à peine un sourire. Complétement absorbé, il n’avait que la force de songer au terme de son dangereux voyage. Il n’avait de pensée que pour la Barbe-Bleue et ses trésors.

      Au bout de quelques heures de marche, il commença de s’apercevoir que ses bas de soie étaient une chaussure incommode pour traverser une forêt. Une énorme branche de raquette épineuse avait fait un large accroc à son pourpoint; ses chausses n’étaient pas irréprochables, et plus d’une fois, sentant sa longue rapière s’embarrasser dans quelques plantes rampantes, il s’était involontairement retourné comme pour châtier l’importun qui prenait la liberté de le retenir.

      Soit hasard, soit grâce aux fréquentes évolutions de sa gaule, dont il battait incessamment les broussailles, le chevalier eut le bonheur de ne pas rencontrer un serpent sous ses pas.

      Vers midi, harassé de fatigue, il s’arrêta pour cueillir quelques bananes, et monta sur un arbre assez peu élevé pour y déjeuner plus à son aise; il découvrit avec une douce surprise que les feuilles de cet arbre, roulées en cornets, contenaient une eau claire, fraîche, et parfaite au goût; le chevalier but quelques cornets de cette eau, mit dans ses poches les bananes qui lui restaient, et continua sa route.

      D’après son estime, il devait avoir fait environ quatre lieues, et ne plus être éloigné du Morne-au-Diable.

      Malheureusement l’estime du chevalier n’était pas d’une extrême précision, du moins quant à la direction qu’il croyait avoir prise, car il évaluait assez justement le chemin parcouru. Il se trouvait donc à midi un peu plus éloigné du Morne-au-Diable qu’il n’en était éloigné en entrant dans la forêt.

      Pour ne pas perdre le soleil de vue (on l’apercevait à peine à travers l’épaisseur du feuillage), il eût été nécessaire d’avoir presque constamment les yeux levés au ciel. Or, le chemin était presque inextricable, et il fallait sans cesse veiller aux serpents; ainsi partagée entre le ciel et la terre, l’attention du chevalier avait pu s’égarer quelque peu.

      Néanmoins, comme il lui était impossible de croire qu’il se fût trompé d’une seconde dans ses calculs, il reprit courage, presque certain d’arriver au terme de sa course.

      Vers les trois heures du soir, il commença de soupçonner le Morne-au-Diable de s’éloigner à mesure qu’il s’en approchait. Croustillac était harassé, mais la crainte de passer la nuit dans la forêt l’aiguillonnait; à force de marcher, de marcher, il arriva enfin à une sorte de fondrière assez creuse, qui s’enfonçait entre deux gorges de rochers.

      Le chevalier respira, s’épanouit.

      – Mordioux! s’écria-t-il en s’éventant avec son feutre, me voici donc enfin au Morne-au-Diable! Il me semble que je m’y reconnais, quoique je n’y sois jamais venu. Je ne pouvais d’ailleurs pas me perdre; j’avais l’amour pour boussole; on irait ainsi aux antipodes sans dévier d’un cheveu. C’est tout simple, mon cœur tourne vers l’or et la beauté, comme l’aimant vers le pôle! car si la Barbe-Bleue est riche, elle doit être belle… et puis une femme qui se débarrasse aussi lestement de trois maris doit aimer le changement; or, je serai du fruit nouveau pour elle… Et quel fruit! Après tout, les trois défunts n’ont eu que ce qu’ils méritaient, puisqu’ils me font place… Ce qui me rassure à l’endroit du physique de la Barbe-Bleue, c’est qu’il n’y a qu’une très jolie femme qui puisse se permettre ces irrégularités, ces façons… un peu cavalières… de dénouer le lien conjugal… Mordioux! je vais la voir, lui plaire, la séduire; pauvre femme… elle ne se doute pas que son vainqueur est à sa porte! Si… si… je parie que son petit cœur bat bien fort à ce moment. Elle me presse… elle me devine… son attente ne sera pas trompée… elle va être éblouie… le bonheur lui arrive sur les ailes de l’amour…

      En disant ces mots, le chevalier jeta un coup d’œil sur sa toilette; il ne put s’empêcher de trouver qu’elle était un peu en désordre: ses bas, primitivement pourpres, puis rose-pâle, s’étaient zébrés d’une multitude de rayures vertes depuis son voyage dans la forêt; son pourpoint s’était aussi orné de plusieurs crevés bizarrement placés, mais le Gascon fit tout haut cette réflexion, sinon très modeste, du moins très consolante:

      – Mordioux! Vénus en sortant de l’onde n’avait pas de pourpoint; la Vérité n’en avait pas non plus en sortant de son puits. Or, puisque la beauté et la vérité apparaissent sans voile… je ne vois pas pourquoi… l’amour… D’ailleurs la Barbe-Bleue doit être femme à me comprendre!

      Absolument rassuré, le chevalier hâta le pas, gravit le revers de la fondrière et se trouva… dans un endroit de la forêt beaucoup plus sombre et beaucoup plus fourré que celui qu’il venait de quitter.

      D’autres auraient perdu courage, Croustillac s’écria au contraire:

      – Mordioux!

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