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que s’il me gronde je ne le recevrai plus?

      – Non, maîtresse, dit Mirette.

      – Et que je donnerai sa place à Arrache-l’Ame, le boucanier?

      – Oui, maîtresse.

      – Ou à Youmaalë, le Caraïbe?

      – Oui, maîtresse.

      – Voyez-vous cela, monsieur? dit Angèle.

      – Allez, allez, ma chère, je ne suis pas jaloux, vous le savez; la beauté est comme le soleil, elle luit pour tout le monde.

      – Puisque vous n’êtes pas plus jaloux que ça, je vous pardonne. Servez-moi de ce que vous avez devant vous. Qu’est-ce que ça, Mirette?

      – Maîtresse, des prigues frits dans la graisse de ramier.

      – Qui vaut au moins la graisse de caille, dit l’Ouragan, mais il faut ajouter un jus de limon pendant que la friture est toute chaude.

      – Voyez-vous, le gourmand… Ah çà! et mon épouseur? je l’oubliais… Donnez-moi à boire, Mirette.

      Le flibustier, tout corsaire qu’il était, prévint la métisse, et versa du vin de Xérès glacé à Angèle.

      – Faut-il que je vous aime… pour boire cela, moi qui préfère les vins de France.

      Et la Barbe-Bleue but très résolument trois doigts de vin de Xérès qui donna un nouvel éclat à ses lèvres roses, à ses yeux bleus et anima ses joues rondelettes d’une teinte incarnate.

      – Ah çà! mon épouseur… mon épouseur, reprit-elle, comment est-il? Est-il gentil? est-il digne d’aller rejoindre les autres?..

      Mirette, malgré sa soumission passive, ne put s’empêcher de tressaillir encore en entendant sa maîtresse parler ainsi, quoique la pauvre esclave dût être habituée à ces abominables plaisanteries, et sans doute à de bien plus grandes énormités.

      – Qu’est-ce que tu as, Mirette?

      – Rien, maîtresse.

      – Si… tu as quelque chose.

      – Non, maîtresse.

      – Tu serais peut-être fâchée de me voir remariée… Je n’en aurais pas pour longtemps, va, mon enfant. Puis s’adressant au capitaine l’Ouragan:

      – Eh! le chevalier de… de… comment dis-tu ce nom?

      – Le chevalier de Croustillac.

      – Tu l’as vu?

      – Non, mais sachant ses projets, et qu’il voulait à toutes forces, et malgré les représentations du bon père Griffon, parvenir jusqu’ici, j’ai prié Youmaalë le Caraïbe, dit l’Ouragan, en regardant Angèle d’une manière singulière, de lui adresser un petit avertissement pour l’engager à renoncer à ses projets.

      – Et vous avez donné cet ordre sans m’en prévenir, monsieur? Et si je voulais, moi, ne pas le rebuter, ce prétendant! Car enfin, Croustillac, ça doit être un Gascon, et je n’ai jamais été mariée à un Gascon, moi!

      – Oh! c’est le plus fameux Gascon qui ait jamais gasconné sur la terre; avec cela une figure inimaginable, une assurance inouïe; du reste assez de courage.

      – Et l’avertissement de Youmaalë? demanda Angèle.

      – N’a rien fait du tout, il a glissé sur l’âme inébranlable de ce capitan, comme une balle sur les écailles d’un crocodile. Il est parti ce matin bravement, au point du jour, à travers la forêt, avec ses bas de soie roses, sa rapière au côté et une gaule pour chasser les serpents; il y est sans doute encore à cette heure, car le chemin du Morne-au-Diable n’est pas connu de tout le monde.

      – Jacques! une idée! s’écria la veuve avec joie, faisons-le venir ici pour nous amuser… pour le tourmenter. Ah! il est amoureux de mes trésors et non pas de moi… ah! il veut m’épouser, ce beau chevalier errant. Nous allons bien voir… Eh bien… tu ne ris pas de mon projet, Jacques? qu’as-tu donc?.. D’abord, monsieur, vous savez que je ne peux pas être contrariée, je me fais une fête d’avoir ici mon Gascon; s’il n’est pas mordu par les serpents ou dévoré par les chats-tigres, je veux l’avoir demain ici… Tu mets demain en mer… Tu diras au Caraïbe ou à Arrache-l’Ame de me l’amener.

      L’Ouragan, au lieu de partager la gaieté de la Barbe-Bleue, selon son habitude, était sérieux, pensif, et semblait réfléchir profondément.

      – Jacques! Jacques!.. ne m’entends-tu pas? s’écria Angèle avec impatience, en frappant du pied. Je veux mon Gascon, j’y tiens, je le veux!

      Le mulâtre ne répondit rien, il décrivit de l’index de sa main droite un cercle au dessus de sa tête, et regarda la jeune femme d’un air significatif.

      Celle-ci comprit ce signe mystérieux.

      Sa figure exprima tout à coup la tristesse et la crainte; elle se leva brusquement, courut au mulâtre, se mit à genoux près de lui, et s’écria d’une voix touchante:

      – Tu as raison, mon Dieu, tu as raison, je suis folle d’avoir eu cette pensée, je te comprends!

      – Relève-toi, calme-toi, Angèle, dit le mulâtre. Je ne crois pas que cet homme soit à craindre; mais enfin c’est un étranger… il peut venir d’Angleterre ou de France, et…

      – Je te dis que j’étais folle… que je plaisantais, mon bon Jacques… j’oubliais ce que je ne devrais jamais oublier… c’est affreux.

      Et les beaux yeux de la jeune femme s’inondèrent de larmes; elle baissa la tête, prit la main du mulâtre sur laquelle elle pleura en silence pendant quelques minutes.

      L’Ouragan baisa tendrement le front et les cheveux d’Angèle, et lui dit avec tendresse:

      – Je m’en veux beaucoup d’avoir éveillé ces cruels souvenirs, j’aurais dû ne te rien dire, m’assurer qu’il n’y avait aucun danger à t’amener cet imbécile comme un jouet… et alors…

      – Jacques, mon ami, s’écria tristement Angèle en interrompant le mulâtre, mon amant, y penses-tu, pour un caprice d’enfant, exposer… ce que j’ai de plus cher au monde.

      – Voyons, voyons, calme-toi, dit le mulâtre en la relevant et en la faisant asseoir auprès de lui, ne vas pas t’effrayer; le père Griffon s’est informé de ce Gascon, il ne paraît que ridicule; pour plus de sûreté… j’irai demain lui en parler au Macouba, et puis je dirai à Arrache-l’Ame, qui doit justement chasser de ce côté, de tâcher de découvrir ce pauvre diable dans la forêt, où il se sera sans doute égaré. S’il est dangereux, dit le mulâtre en faisant un signe à Angèle, car les esclaves étaient toujours là, attendant la fin du souper, s’il est dangereux, le boucanier nous en débarrassera, et le guérira de l’envie de te connaître; sinon, comme tu n’as guère de distraction ici… il te l’amènera.

      – Non, non, je ne veux pas, dit Angèle… Toutes les pensées qui me viennent maintenant à l’esprit sont d’une tristesse mortelle; mes inquiétudes renaissent. Angèle, voyant que le mulâtre ne mangeait plus, se leva; le flibustier l’imita et lui dit:

      – Rassure-toi, mon Angèle, il n’y a rien, rien à craindre… Viens au jardin, la nuit est belle, la lune resplendissante… dis à Mirette d’apporter mon luth; pour te faire oublier ces pénibles idées, je te chanterai ces ballades écossaises que tu aimes tant.

      En disant ces mots, le mulâtre passa un de ses bras autour de la taille d’Angèle, et la tenant ainsi embrassée, il descendit quelques marches qui conduisaient au jardin.

      Au moment de sortir de l’appartement, la Barbe-Bleue dit à son esclave:

      – Mirette, apporte ce luth dans le jardin, allume la lampe d’albâtre de ma chambre à coucher… Je n’aurai pas besoin de toi… N’oublie pas de dire à Cora et aux deux métisses que c’est demain leur jour

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