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le fumet exquis dont son odorat était de plus en plus chatouillé?

      Marchant très légèrement, il parvint inaperçu et sans être entendu près d’une sorte de clairière où il s’arrêta un moment; le spectacle qu’il avait sous les yeux méritait d’exciter son attention.

      CHAPITRE X.

      UN BOUCAN

      Au milieu d’un épais fourré, on voyait un large espace déblayé formant un carré long; à l’une des extrémités s’élevait un ajoupa, sorte de hutte de branchage appuyée au tronc d’un palmier et recouverte de longues feuilles vernissées de balisier et de cachibou.

      Sous cet abri, qui pouvait parfaitement garantir des rayons du soleil ceux qui s’y retiraient, un homme était étendu sur un lit de feuilles; à ses pieds, une vingtaine de chiens courants dormaient couchés.

      Ces chiens eussent été blancs et orangés si leur couleur primitive n’avait pas disparu sous le sang dont ils étaient couverts; leur tête et leur poitrail étaient surtout complétement ensanglantés par les suites d’une copieuse curée.

      Le chevalier ne put distinguer que vaguement la physionomie de l’homme à demi caché dans le lit de feuilles fraîches.

      Non loin de l’ajoupa était un feu couvert où cuisait doucement, à la boucanière, un marcassin d’un an.

      Qu’on se figure une espèce de gril formé par quatre fourches enfoncées en terre, sur lesquelles on avait posé des traverses, et sur ces traverses des gaulettes, le tout de bois vert.

      Le marcassin, recouvert de sa peau et de ses soies, était étendu sur le dos, le ventre ouvert et vidé; des lianes attachées à ses quatre pieds le retenaient dans cette position que l’ardeur du feu aurait pu déranger.

      Ce gril était élevé au dessus d’une fosse de quatre pieds de long sur trois de large et de profondeur, remplie de charbon embrasé; le marcassin boucanait à la chaleur égale de ce brasier ardent et concentré. La cavité du ventre de l’animal était à demi pleine de jus de limon et de piments coupés qui, se combinant avec la graisse que la chaleur faisait lentement dissoudre, formaient une sorte de sauce intérieure d’un fumet très appétissant.

      Cet énorme rôti était presque cuit; sa peau commençait à rissoler et à se fendre; ce qu’on voyait de sa chair à travers la sauce était du rose le plus vif.

      Enfin, une douzaine de grosses ignames d’une pulpe jaune et savoureuse cuisaient sous la cendre et répandaient une excellente odeur.

      Le chevalier ne se possédait plus: emporté par son appétit, il entra dans l’enceinte en brisant quelques broussailles; un ou deux chiens s’éveillèrent et coururent sur lui d’un air menaçant.

      L’homme qui dormait se leva brusquement, regarda autour de lui d’un air étonné pendant que la meute entière manifestait des intentions assez hostiles à l’endroit du chevalier, en se hérissant et en montrant des dents formidables.

      Croustillac se rappela l’histoire de l’engagé du boucanier Arrache-l’Ame, dévoré par ses chiens; mais il ne s’intimida pas; il leva sa gaule d’un air menaçant, en disant:

      – Au chenil, valets! au chenil!

      Ces termes, empruntés à la vénerie d’Europe, ne firent aucune impression sur les chiens; ils prirent même une attitude assez menaçante pour que le chevalier leur allongeât quelques coups de gaule.

      Leurs yeux brillèrent de férocité; ils allaient se précipiter sur Croustillac sans l’intervention du boucanier, qui sortit de l’ajoupa un long fusil à la main, en s’écriant dans un espèce de patois moitié nègre, moitié français:

      – Qui touche à mes chiens? Qui es-tu, toi que voilà?

      Le chevalier mit bravement la main à sa rapière, et dit au boucanier:

      – Vos chiens veulent me mordre, mon garçon, et je les fouaille… Ils veulent jouer des dents sur moi comme j’en jouerais moi-même si j’avais devant moi un morceau de cet appétissant marcassin, car je suis égaré dans la forêt depuis hier matin, et j’ai une faim d’enfer…

      Le boucanier, au lieu de répondre au chevalier, restait stupéfait de l’étrange accoutrement de cet homme qui, une gaule à la main, voyageait à travers une forêt en bas de soie rose, en habit de taffetas et en baudrier brodé.

      De son côté, Croustillac, malgré son appétit, contemplait le boucanier avec non moins de curiosité.

      Ce chasseur était de taille moyenne, mais agile et vigoureux; pour tout vêtement il avait un caleçon court et une chemise qui flottait comme une blouse. Ses vêtements étaient tellement imbibés du sang des tauraux ou des sangliers que les boucaniers écorchaient pour vendre les peaux et fumer leurs chairs (branches principales de leur commerce), que la toile en paraissait goudronnée, tant elle était noire et roide.

      Une ceinture de peau de taureau, garnie de ses poils, serrait la chemise autour des reins du boucanier; à cette ceinture pendait, d’un côté, une gaîne à compartiments, renfermant cinq ou six couteaux de diverses longueurs et de diverses formes; de l’autre côté, une gargoussière.

      Le chasseur avait les jambes nues depuis le genou; ses chaussures étaient faites sans couture et d’une seule pièce, grâce au procédé que voici, et dont usaient toujours les boucaniers.

      Après avoir écorché un taureau ou quelque grand sanglier, ils levaient avec précaution la peau d’une des extrémités de devant, depuis le poitrail jusqu’au genou, en la rabattant comme un bas que l’on déchausse; puis, après l’avoir complétement détachée de l’os, ils la prenaient et enfonçaient leur pied dans cette peau souple et fraîche, plaçant le gros orteil à peu près à l’endroit qui recouvre la rotule de l’animal; une fois chaussés, ils nouaient avec un nerf ce qui dépassait le bout du pied, et coupaient le surplus; ensuite ils montaient et tiraient le reste de la peau jusqu’à mi-jambe, où ils l’attachaient avec une courroie. En se séchant, cette espèce de brodequin prenait la forme du pied, restait toujours douce, souple, durait très longtemps, était imperméable et à l’épreuve de la morsure des serpents.

      Le boucanier, qui examinait curieusement Croustillac, s’appuyait sur un fusil à long canon de très fort calibre, que l’on appelait fusil de boucan; ces armes se fabriquaient à Dieppe et à Saint-Malo.

      La figure de ce chasseur était grossière et commune; il portait un bonnet de peau de sanglier; sa barbe était longue, hérissée; son regard farouche.

      Croustillac lui dit résolument:

      – Ah ça! camarade, refuserez-vous à un gentilhomme affamé un morceau de ce rôti?

      – Ce rôti n’est pas à moi, dit le boucanier.

      – Comment! et à qui donc appartient-il?

      – A maître Arrache-l’Ame, qui a son magasin de peaux et de viandes boucanées à la pointe aux Caïmans.

      – Ce rôti appartient à maître Arrache-l’Ame? s’écria le chevalier assez surpris du hasard qui le rapprochait de l’un des adorateurs heureux de la Barbe-Bleue, si les médisances étaient vraies.

      – Ce rôti appartient à Arrache-l’Ame? reprit encore Croustillac…

      – Il lui appartient, répondit laconiquement l’homme au long fusil.

      A ce moment on entendit un coup de feu qui retentit longtemps dans la forêt.

      – C’est le maître, dit l’engagé.

      Les chiens reconnurent sans doute l’approche du chasseur, car ils se mirent à pousser des hurlements de joie et ils s’élancèrent à travers les broussailles pour courir au-devant du boucanier.

      Averti du retour de son maître, l’engagé, que nous appellerons Pierre, tira l’un de ses plus grands couteaux, s’approcha du marcassin, et, pour bien humecter la venaison, il fit d’assez profondes scarifications dans les chairs, sans toutefois

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