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jamais le pied dans l’intérieur de la maison, le service particulier se faisait par des mulâtresses toujours muettes comme des poissons.

      – Et lui?

      – Il était beau, grand, mince, élancé; il avait trente-six ans environ; brun, des yeux et une moustache noirs, le nez aquilin.

      – C’est lui, c’était bien lui, se disait le colonel à mesure que John faisait ce signalement. C’est ainsi qu’on l’a toujours dépeint. Et l’on ne sait pas comment il est mort?

      – On a dit qu’il était mort en voyage; on n’en a pas su davantage.

      – Et l’on n’a jamais eu de doutes sur sa mort?

      – Ma foi, non, colonel, puisque la Barbe-Bleue s’est remariée deux fois depuis.

      – Et ces deux maris, les as-tu vus?

      – Non, colonel, car j’arrivais de Saint-Domingue, lorsqu’il y a huit jours vous m’avez engagé pour cette expédition, sachant que je pouvais vous servir. Vous m’avez promis cinquante guinées si je vous introduisais dans l’île malgré les croiseurs français qui, depuis la guerre, ne laissent aucun bâtiment approcher des côtes… abordables… s’entend; aussi notre balaou n’a pas été gêné, car, grâce aux rochers à pic de la Cabesterre, personne ne s’imagine qu’on puisse s’introduire dans l’île de ce côté, et on n’y veille pas.

      – Et puis, ainsi, personne ne peut soupçonner notre présence dans l’île; et, selon ce que tu m’as dit, la Barbe-Bleue a une espèce de police qui l’instruit de l’arrivée de tous les étrangers.

      – Du moins, colonel, on disait dans le temps que les gens qui tiennent ses comptoirs à Saint-Pierre ou à Fort-Royal étaient aux aguets, et que pas un étranger débarquant à la Martinique n’échappait à leur surveillance.

      – Tout est donc pour le mieux: tu auras tes cinquante guinées… Mais encore une fois, tu es bien sûr que le conduit souterrain…?

      – Soyez donc tranquille, colonel; j’y ai passé, vous dis-je, avec le nègre pêcheur de perles, qui m’a le premier conduit ici.

      – Mais pour sortir du précipice, il t’a fallu traverser le parc du Morne-au-Diable?

      – Sans doute, colonel, puisque c’était la curiosité de voir ce parc, dans lequel nous ne pouvions jamais entrer, qui m’avait fait accepter l’offre du pêcheur de perles; étant de la maison, je savais la Barbe-Bleue et son mari absents; j’étais donc bien sûr de pouvoir sortir par le jardin après être sorti du précipice: c’est ce que nous avons fait, non pas sans risquer de nous rompre le cou mille fois, mais, que voulez-vous! je mourais d’envie de voir l’intérieur de cette habitation, qui nous était défendue. De fait, c’était un vrai paradis. Ce qui a été très amusant, c’est la surprise de la mulâtresse qui servait de portière; quand elle nous a vus, moi et le noir, elle ne pouvait pas concevoir comment nous avions fait pour entrer. Nous lui avons dit que nous avions échappé à sa surveillance. Elle nous a crus; aussi nous a-t-elle mis à la porte le plus vite possible, et elle s’est tue pour n’être pas chassée par ses maîtres.

      Après quelques moments de silence, le colonel dit brusquement à John:

      – Ce n’est pas tout, maintenant il n’y a plus à reculer, je dois tout te dire.

      – Quoi donc, colonel?

      – Une fois introduits dans le Morne-au-Diable, nous aurons un homme à surprendre et à garrotter; quoi qu’il fasse pour se défendre, il ne faudra pas qu’il lui tombe un cheveu de la tête… à moins qu’il ne nous force absolument à défendre notre vie; alors, ajouta le colonel avec un sourire sinistre, alors… deux cents guinées pour toi, que nous réussissions ou non.

      – Mille diables… Vous attendez un peu tard pour me dire cela, colonel… Mais maintenant le vin est tiré, il faut le boire.

      – Allons, je ne me suis pas trompé, tu es un brave…

      – Ah ça! mais cet homme que vous cherchez est-il fort et courageux?

      – Mais… dit Rutler, après avoir réfléchi quelques minutes, figure-toi à peu près le premier mari de la veuve… un homme grand et mince.

      – Diable… celui-là était mince, c’est vrai; mais une baguette d’acier aussi est mince, ce qui ne l’empêche pas d’être furieusement forte. Voyez-vous, colonel, cet homme-là savait mieux que personne comment on se sert du plomb et du fer; il était si vigoureux que je l’ai vu prendre un nègre insolemment par la ceinture et le jeter à dix pas de lui, comme il eût fait d’un enfant, quoique ce nègre fût plus grand et plus robuste que vous. Ainsi donc, colonel, si l’homme que vous cherchez ressemble à celui-là, nous aurons du mal à le bâter, comme on dit…

      – Moins que tu ne le crois… je t’expliquerai ça…

      – Et puis, dit John, si par hasard le flibustier, le boucanier ou le Caraïbe, qui, dit-on, fréquentent la veuve, sont aussi là… ça commencera à devenir gênant…

      – Écoute-moi, d’après ce que tu m’as dit, il y a au bout du parc un bois où l’on peut se cacher.

      – Oui, colonel.

      – Excepté le boucanier, le flibustier ou le Caraïbe, personne n’entre dans l’habitation particulière de la Barbe-Bleue?..

      – Personne, colonel, excepté les mulâtresses de service…

      – Et aussi excepté l’homme que je cherche, bien entendu; j’ai mes raisons pour croire que nous l’y trouverons.

      – Bien, colonel.

      – Alors rien de plus simple, nous nous embusquons au plus épais du bois, jusqu’à ce que mon homme vienne de notre côté.

      – Ce qui ne peut manquer d’arriver, colonel, car le parc n’est pas grand, et quand on s’y promène, il faut forcément passer près d’un bassin de marbre, non loin duquel nous serons très bien cachés…

      – Si notre homme ne se promène pas, une fois la nuit venue, nous attendons qu’il soit couché, et nous le surprenons au lit…

      – Cela serait plus sûr, colonel, à moins que votre homme n’appelât à son secours un des consolateurs de la Barbe-Bleue!..

      – Sois donc tranquille… pourvu qu’avec ton aide je puisse mettre la main sur lui, alors, fût-il entouré de cent personnes armées jusqu’aux dents, il est à moi, j’ai un moyen sûr de le forcer à m’obéir… Ceci me regarde… Tout ce que je te demande, c’est de me conduire dans un endroit d’où je puisse sauter sur lui à l’improviste…

      – C’est convenu, colonel…

      – Alors, marchons… dit Rutler en se levant.

      – A vos ordres, colonel, seulement au lieu de marchons… c’est rampons qu’il faut dire. Mais voyons donc, ajouta John en se baissant, si l’on aperçoit toujours la lumière du jour. Oui, oui… la voilà, mais comme ça paraît loin. A propos, colonel, si depuis que je suis venu ici le conduit avait été bouché par un éboulement, nous ferions, à l’heure qu’il est, une singulière figure! condamnés à rester ici et à mourir de faim… à moins de nous dévorer mutuellement… Impossible de sortir par le gouffre, vu qu’on ne peut pas remonter une chute d’eau comme une truite remonte une cascade…

      – C’est vrai, dit Rutler en frémissant, tu m’épouvantes: heureusement il n’en est rien; tu as toujours le sac?

      – Oui, oui, colonel; les courroies sont solides, et la peau de lamentin imperméable; nous trouverons là-dedans nos poignards, nos pistolets et notre cartouchière aussi secs que s’ils sortaient d’un râtelier d’armes.

      – Allons… John, en route, passe le premier, dit le colonel, il nous faut le temps de faire sécher nos habits.

      – Cela ne sera pas long, colonel… une fois au fond

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