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Il est rare, comme a dit à peu près Bossuet, avec une hautaine et belle mélancolie, que la pensée humaine ne travaille pas pour des fins qui non seulement la dépassent, mais qui sont le contraire même de son dessein.

      Je n'ai pas besoin de dire longuement que l'influence antireligieuse de Bayle se fit sentir dès le troisième tiers du XVIIe siècle avec une certaine force. Le scepticisme insinuant de Bayle a dû même avoir plus d'effets que le rationalisme latent de Descartes. Il convenait à merveille au tempérament modéré (surtout à cette époque) des Français et à leur façon souriante et moqueuse, non renfrognée ou grimaçante, d'être incrédules. La discrète irréligion de Bayle est éminemment accommodée à la complexion française.

      Je ferai remarquer seulement ici, parce que j'ai oublié de le dire ailleurs, qu'une des forces de Bayle a été de continuer quelqu'un qui n'avait pas cessé d'occuper l'esprit des Français. Montaigne avait été adoré des Français du XVIIe siècle. Il n'avait pas quitté leurs mains. Bossuet le savait bien et sentait bien qu'il y avait là pour la religion un péril extrême, et c'est pourquoi il est revenu si souvent, par allusions épigrammatiques ou éloquentes, à attaquer ou réfuter ce très vivant adversaire. Malebranche aussi le sentait bien, et c'est la raison de la spirituelle, incisive et prolongée mauvaise humeur qu'il a montrée à l'égard de l'auteur des Essais.

      Or Bayle continuait Montaigne, et à la fois bénéficiait de la fortune de son prédécesseur et aussi lui donnait comme une nouveauté, comme un renouvellement et un regain. Il continuait Montaigne, avec moins de talent, avec plus de connaissances variées, avec plus d'études et de recherches fureteuses dans les anciens philosophes, les anciennes croyances et les anciennes superstitions. Il répandait le scepticisme absolument de la même manière, à petits coups mesurés et goutte à goutte, par prétéritions et par sous-entendus, par échappées et par inadvertances très calculées, avec tous les agréments nouveaux, du reste, des faits du jour et des actualités intéressantes, amusantes ou instructives. Il renouvelait Montaigne en mettant comme des notes en marge des Essais.

      Bayle ramenait à Montaigne ou y aurait ramené s'il eût été besoin de cela, et aussi Montaigne introduisait Bayle. A eux deux, ils entretenaient très proprement le scepticisme dans les esprits, malgré les parties dogmatiques de Montaigne et malgré le mépris de Bayle pour la négation affirmative à son tour et arrogante. Montaigne renouvelé par Bayle et Bayle introduit et comme soutenu de dessous par Montaigne ont dû avoir quelque influence sur les esprits dans le troisième tiers du XVIIe siècle, puisque, aussi bien, ils ont eu un succès de lecture, l'un persistant, l'autre conquérant, pour ainsi parler, en cette époque de notre histoire intellectuelle.

      Et enfin, pour ce qui est de Molière, je ne saurais dire à quel point je le considère comme un des pères de l'anticléricalisme français.

      Qu'il l'ait été consciemment et volontairement, il n'est rien moins que certain, et la question sera, je crois, toujours débattue. Nous ne savons rien et sommes, ce me semble, destinés à ne savoir jamais rien des opinions personnelles de Molière sur la religion. D'abord il n'en a rien dit personnellement. C'est un auteur dramatique et il reste toujours caché derrière ses personnages, qu'il fait parler chacun selon son caractère, et il n'est responsable de rien de ce qu'il dit, puisque ce n'est pas lui qui parle. C'est le privilège de l'auteur dramatique qu'on ne puisse jamais lui faire qu'un procès de tendances.

      Ensuite, à vouloir saisir et surprendre sa pensée personnelle dans le langage de tel de ses personnages qu'il semble bien être et qui vraiment est donné évidemment comme le truchement de l'auteur lui-même, on peut se tromper encore, ce personnage, le Cléante de Tartuffe par exemple, pouvant bien n'être qu'une précaution prise par l'auteur, et, non un drapeau, mais un paratonnerre.

      Cherche-t-on quelque lumière dans l'esprit général de l'œuvre? D'abord ce sont toujours des lumières douteuses que celles qu'on tire de l'examen de «l'esprit général», et il ne faudrait s'y lier que sur un bon garant qui ici nous manque.

      Ensuite l'esprit général de l'œuvre de Molière c'est, il me semble bien, l'esprit modéré, l'esprit tempéré, l'esprit moyen terme et, en un mot, l'esprit bourgeois.

      Molière est le plus grand bourgeois de notre littérature. Toutes les idées chères au bourgeois français du XVIIe siècle et un peu des siècles suivants, il les a eues, il les a chéries et il les a recommandées en les illustrant: supériorité de l'homme sur la femme, subordination de la femme, instruction sommaire et rudimentaire de la femme; se tenir dans sa sphère et ne pas aspirer à en sortir; ne guère croire à la science, se défier des médecins et se soigner soi-même; mépriser les hommes de lettres, excepté ceux qui tiennent à la cour et qui ont reçu comme une estampille officielle; respect du gouvernement et conviction que rien ne lui échappe et que c'est sur lui qu'il faut compter comme Deus ex machina qui tire les honnêtes gens des filets des coquins; mépris des vieillards ou tout au moins tendance à ne les considérer que comme maniaques et figures à nasardes.

      La plupart au moins des idées chères au bourgeois français et des sentiments qui lui sont familiers forment l'esprit général du théâtre de Molière, et ici encore nous ne pouvons guère savoir si cet esprit général est son esprit à lui ou s'il se le donne pour plaire à son public et pour le servir selon son goût; car, plus que tout écrivain, beaucoup plus, l'auteur dramatique a le public pour principal collaborateur et pour inspirateur essentiel; mais encore l'esprit général du théâtre de Molière est bien celui-là.

      Or à supposer, pour faire court, que cet esprit fût celui de Molière lui-même, qu'en faudrait-il conclure relativement au cléricalisme ou à l'anticléricalisme de Molière?

      Rien du tout; car, au XVIIe siècle, le bourgeois est en général religieux, et aussi au XVIIe siècle le bourgeois est souvent à tendances anticléricales. Personnellement à quel groupe appartenait Molière? A celui des bourgeois d'esprit religieux, à celui des bourgeois très tièdes sur la religion et déjà frondeurs? On ne peut rien en savoir. Tout au plus pourrait-on dire que, comme comédien, il ne pouvait pas avoir grande tendresse pour l'Église, qui n'en avait aucune pour sa corporation; mais personnellement il n'avait nullement à se plaindre de l'Église, qui ne lui a jamais cherché querelle, qui baptisait ses enfants très honorablement; et il n'est pas probable qu'il ait prévu qu'elle lui refuserait les honneurs suprêmes. Non, on ne peut vraiment rien savoir et l'on ne peut honnêtement rien affirmer sur les idées et sentiments religieux de Molière. On ne peut pas assurer qu'il ait été consciemment et volontairement un des pères de l'anticléricalisme.

      Mais qu'il l'ait été en fait et le plus illustre et peut-être le plus puissant, je crois que c'est une tout autre affaire et je crois que c'est incontestable.

      On peut d'abord faire remarquer, quoique je ne considère pas cette considération comme très importante, que l'œuvre de Molière en son ensemble est étrangère essentiellement à toute idée religieuse. On se moquera de moi là-dessus et l'on me demandera comment je voudrais que des comédies et farces fussent empreintes de sentiment religieux et révélassent des préoccupations religieuses chez leur auteur. Ce n'est point cela que je veux dire, mais seulement que, si l'œuvre de Molière en son ensemble ne révèle aucun principe religieux, ce qui est assez naturel, elle ne laisse pas d'en indiquer d'autres, qui sont contraires au sentiment religieux.

      Très évidemment Molière a confiance, je ne dirai pas en la nature et en l'instinct naturel, ce qui a été beaucoup trop affirmé, et ce que, vraiment, je ne crois pas du tout, mais confiance dans le bon sens purement humain. Il est rationaliste à sa manière, et c'est-à-dire qu'il croit que la raison moyenne, la raison de Chrysale et de Cléante, constatant les faits avec sang-froid et tranquillité et raisonnant un peu sur ces faits, sans subtilité et sans profondeur, suffit très bien à l'humanité, assure son bonheur relatif et est enfin ce à quoi elle doit se tenir, sans voir plus loin ni plus haut.

      C'est cela Molière, c'est précisément cela, à mon avis.

      Or rien n'est plus contraire, sans hostilité, sans la moindre hostilité, peut-être, mais cependant rien n'est plus contraire au sentiment religieux et en général et particulièrement à l'influence de l'Église, en

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