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raison, qui n'est pas loin d'estimer que les autres hommes sont imbéciles dans la proportion où ils le contredisent et qu'il n'y a besoin ni d'autre signe ni d'autre mesure.

      La religion, selon cette façon de juger, ne peut qu'avoir tort. Ils l'accusent à la fois de présomption et de bassesse, de superbe et de lâcheté. De superbe, parce qu'elle prétend imposer ses décisions; de lâcheté parce que, si elle nie chez les autres la capacité de connaître, elle se la refuse à elle-même et ne se croit en possession de la vérité que parce que celle-ci lui a été révélée. Rien ne peut être à la fois plus insupportable à la vanité du Français et plus propre à exciter sa raillerie, pleine de vanité encore, que cette double formule: «Vous ne savez rien et êtes incapable de rien savoir; et, du reste, nous sommes exactement dans les mêmes conditions».

      Il y a beaucoup d'analogie entre la situation de l'Église en face des Français et celle de Socrate en face des Athéniens: «Je sais que je ne sais rien, disait Socrate; et vous, vous ne savez rien en croyant savoir quelque chose.»

      «Fausse humilité, répondaient les Athéniens, pour ce qui est de ce que tu dis de toi-même; insolence pour ce qui est de ce que tu dis de nous. Et dans ton humilité, insolence encore, car tu ne dis que tu ne sais rien que pour faire entendre à quel point nous sommes vains de croire savoir quelque chose quand Socrate ne sait rien et confesse ne rien savoir.»

      De même le Français en veut autant à l'Eglise de sa négation du savoir humain qui le blesse, que de son humilité qui elle-même l'humilie. Vanité française et humilité ecclésiastique, que cette humilité soit par l'Église commandée aux autres ou qu'elle soit pratiquée par elle, ne peuvent faire bon ménage ensemble.

      Remarquez, comme j'en ai déjà dit quelque chose, que l'orgueil est plus compatible avec la religion que la vanité, pour cette simple raison que la vanité est individuelle et que l'orgueil peut être collectif. C'est même ici la vraie distinction, ou l'une au moins des vraies distinctions entre ces deux sentiments. Sans doute, l'orgueil opposé à la vanité, c'est surtout un sentiment puissant opposé à un sentiment mesquin: l'orgueil est une exaltation, la vanité est une démangeaison; l'orgueil est une grandeur fausse, la vanité est une petitesse; l'orgueil ne se satisfait que des grands succès et dédaigne les médiocres jouissances, la vanité se repaît de tout et ne dédaigne rien; l'orgueil n'atteint jamais son but, tant il le met haut; la vanité, quoique insatiable, atteint ou manque son but tous les jours et presque à chaque heure, le mettant partout.

      Tout cela est vrai; mais on n'a pas assez remarqué qu'une des distinctions, et très considérable et très significative, entre l'orgueil et la vanité, c'est que la vanité est individuelle et que l'orgueil peut être collectif. Il est souvent individuel lui-même, mais il peut être collectif. La vanité ne peut être qu'individuelle. Elle consiste à vouloir se distinguer, à tous moments et par toutes sortes de choses, de tous les autres, et à montrer que l'on est un être tout particulièrement privilégié. Elle est individuelle par définition. Elle n'est même que l'individualisme lui-même, qu'un individualisme enfantin et naïf. Elle dit sans cesse: «Moi… Moi, au contraire… Tandis que moi…» L'orgueil souvent dit: «Moi.» Mais il peut dire: «Nous.» C'est une sensible différence.

      L'orgueil peut se satisfaire et presque se remplir dans la contemplation d'une grande œuvre accomplie en commun. L'orgueil romain fut collectif; l'orgueil anglais, l'orgueil allemand sont collectifs. On ne peut guère dire: «la vanité nationale», et l'on dit très bien: «l'orgueil national». L'orgueil ne fait jamais abstraction du moi; mais, précisément parce qu'il est un sentiment grand et fort, il peut sentir le moi s'exprimer, se déployer et triompher dans une grande œuvre faite à plusieurs. L'homme vain dit: «Moi.» L'orgueilleux peut très bien dire: «civis romanus sum», ou: «je suis anglais; je suis allemand», et trouver à le dire une immense satisfaction de son orgueil même.

      Un des phénomènes de l'histoire de France est précisément ceci que certains hommes ont trouvé le moyen de transformer la vanité des Français en orgueil: Louis XIV, Napoléon. Sous l'empire de l'un et de l'autre, le Français a cessé d'être vain pour devenir orgueilleux. Il a confondu sa personnalité dans l'ensemble de la communauté française; et, dans les succès et dans la grandeur de cette communauté, il s'est enorgueilli de telle sorte qu'il a presque oublié les sollicitations de sa vanité individuelle. – Mais ceci n'est, pour ainsi parler, que de l'orgueil intermittent. Le véritable orgueil n'a pas besoin du succès et de la gloire pour être entier, pour être sans défaillance et pour être actif. Aux heures de deuil et même d'écrasement, il demeure ferme, et conçoit et il prépare les revanches, les relèvements et les restaurations futures. La vanité française ne devient orgueil collectif qu'assez rarement et sous l'impulsion d'une volonté puissante et dans l'exaltation d'une grande gloire acquise. A l'état normal, elle est simplement vanité individuelle.

      Or, c'est la vanité qui est incompatible avec la religion et non pas l'orgueil; ou la vanité est beaucoup plus incompatible que l'orgueil avec la religion. L'orgueil, sans doute, peut mépriser la religion, et ce n'est pas à tort que la religion a fait de l'orgueil un péché; mais la vanité la méprise bien plus encore, ou se sent beaucoup plus atteinte et mortellement blessée par elle. L'orgueil peut s'accommoder de cette œuvre collective qu'est la religion et même y trouver son compte et sa satisfaction. On peut être fier d'être chrétien, comme on est fier d'être romain, ou comme on est fier d'être anglais ou allemand. On peut être fier d'appartenir à une institution qui a transformé l'humanité. On peut être fier d'appartenir à une collectivité qui a comme substitué un genre humain à un autre genre humain. Personne n'ignore que l'orgueil, s'il est qualifié de péché par l'Église, est précisément un péché très ecclésiastique. – Mais comment veut-on que la vanité puisse supporter la religion? Elle consiste précisément à repousser tout ce qui est collectif; elle consiste précisément en ceci qu'un homme est secrètement convaincu «qu'il n'y a que lui». Elle consiste à se traiter intimement d'excellence et d'éminence. Elle consiste à ne guère admettre qu'un autre que vous puisse avoir complètement raison, ou qu'un autre que vous réalise pleinement en lui l'humanité.

      Tout ce qui est collectif répugne donc comme naturellement à l'homme vain. Il en serait plutôt comme jaloux. Il voit en une collectivité des hommes qui, contrairement à lui, font abstraction de leur personnalité; et différence engendre haine. Il voit en une collectivité des gens, aussi, qui, par la force que donne l'union, peuvent l'offusquer, lui, et l'éclipser, et il en prend ombrage; et jalousie engendre haine.

      L'homme vain est donc anticollectif par définition, et, par parenthèse, le furieux individualisme des Français qui les rend ennemis de toute caste, de toute classe, de toute corporation, n'est qu'une forme de leur vanité. Or, si le Français, de par sa vanité, est déjà ennemi de toute collectivité, dans quels sentiments voulez-vous qu'il soit à l'égard d'une collectivité qui, d'abord est une collectivité, et qui ensuite est une collectivité qui recommande et commande l'humilité comme la première des vertus humaines? Non, il est très difficile que l'homme vain soit religieux; et il est très facile que l'homme vain soit ennemi de la religion, ou, tout au moins, ait à son égard quelque impatience.

      Ce qui suit n'est qu'un autre aspect de ce qui précède et n'est, au fond, qu'à très peu près la même chose. Pour ces mêmes raisons de vanité et de fanfaronnade, le Français a horreur de la tradition. Que quelque chose, institution, loi, maxime publique, mœurs, idée généralement répandue, ait régné jusqu'au jour où il naît, et semble avoir fait la grandeur de sa nation ou y avoir contribué, ce lui est une raison pour n'y pas tenir et pour la repousser instinctivement plus ou moins fort. Il y a des peuples pour qui le mot «antiquité» a un grand prestige; pour le Français «antiquité» est «vieillerie», et vieillerie est ridicule et absurdité.

      Pour beaucoup de Français, la nouveauté d'une idée est preuve qu'elle est juste. Une idée vraie, c'est une idée nouvelle: il ne faut pas chercher davantage: le criterium est aisé. La plupart des Français sont parfaitement convaincus que l'on n'a commencé à faire usage de la raison qu'à dater du moment où ils ont eu dix-huit ou vingt ans et que tout ce qui a précédé cette époque ne fut que ténèbres. C'est une illusion assez naturelle à la jeunesse, et qui même ne laisse pas d'avoir

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