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encore qui contrarie l'influence du sentiment religieux. Le Français n'est pas immoral. Du moins, il ne l'est pas plus que les hommes des autres peuples, et peut-être l'est-il moins. J'ai tendance, sans m'avancer, en une matière où les statistiques, même à demi exactes, sont impossibles, à croire qu'il l'est moins, à cause de sa légèreté même, du peu de violence de ses passions; à cause aussi d'un certain sentiment d'élégance en toutes choses, qu'il a toujours, même un peu dans les classes inférieures, et qui, certes, n'est pas du tout la moralité, mais n'est pas sans y contribuer et assez fort; à cause aussi de sa bonté, qui est réelle et qui est un frein à la basse débauche: le grand débauché est toujours cruel; à cause enfin de ceci que le Français est le seul peuple du monde (avec le peuple américain) qui se laisse mener par les femmes, au lieu de les traiter durement et despotiquement.

      Cette dernière tendance a d'immenses inconvénients: une partie de la force des peuples européens autres que la France consiste en ce que les hommes sont maîtres chez eux et que les femmes n'ont aucune influence sur leurs décisions et sur leurs volontés; une partie de notre faiblesse vient de ce que les femmes ont un immense empire sur nous et nous efféminent. Mais, au point de vue de la moralité, qui ne voit qu'un peuple où les femmes dominent ne peut pas être très immoral? Les femmes, je parle de la majorité des femmes, ne le permettent pas. Le peuple immoral est celui où les femmes sont considérées comme des choses ou comme des êtres inférieurs et se sont habituées à être considérées ainsi et sont passives et s'abandonnent aux désirs avec une sorte d'inertie. Le peuple où la femme est forte, sans être d'une moralité absolue, ni même extraordinaire, est maintenu, par la dignité de la femme, très loin de la basse immoralité.

      De là ce foyer français, que les étrangers connaissent très bien, qu'ils prennent plaisir à nier ou à moquer, sur la foi de nos stupides romanciers galants, mais sur lequel ils ne se trompent point et dont ils connaissent très bien les mérites; ce foyer français qui a quelques ridicules, où la femme est trop maîtresse et où l'homme n'est souvent que l'aîné des enfants, ce qui, du reste, est délicieux; mais ce foyer français, presque toujours très chaste, très honnête, très fermé et très jaloux de son intimité, et de son secret, et de son bonheur.

      Non, je ne crois pas le peuple français plus immoral qu'un autre peuple, et même je crois, avec toutes sortes de raisons pour le croire, qu'il est à un très haut degré, dans l'échelle de la moralité, parmi les nations.

      Seulement le Français a une manie, qui est de rougir de la moralité, et de croire que la moralité est ridicule, et de ne point vouloir avouer qu'il est moral, et d'être un fanfaron de vices ou tout au moins de libertinage.

      Je crois bien que la France est le seul peuple du monde où la chasteté soit un ridicule. Elle en est un chez lui. Le moindre courtaud de boutique, laid, gauche, lourdaud et imbécile, se flatte et se vante de ses succès féminins, d'autant plus qu'il en a moins, et pour se poser avantageusement dans le monde. L'adolescent le plus timide n'a peur que d'une chose, c'est qu'on le croie vierge. Il vaincra sa timidité avec des efforts de volonté surhumaine pour prouver qu'il ne l'est pas; ou il mentira violemment pour assurer qu'il ne l'est point.

      L'homme mûr n'est pas exempt de cette maladie, et si le bel air chez les jeunes gens, tout au moins de la bourgeoisie et du peuple, est de se donner pour corrompus, le bel air chez les hommes qui sont au milieu de la vie est de se laisser soupçonner d'être infidèles à leurs femmes et de n'être point liés à cet égard par de sots scrupules.

      Les vieillards mêmes ne détestent pas laisser planer sur eux une petite légende de libertinage. C'est une élégance; et ils sont extrêmement flattés qu'on les considère comme atteints de cette turpitude et de cette fâcheuse maladie.

      C'est placer sa vanité d'une façon un peu singulière. Mais c'est ainsi. Où les autres peuples mettent leur hypocrisie, nous mettons notre fanfaronnade, et où ils mettent leur pudeur, nous mettons notre ostentation. Ce qu'ils font en se cachant, nous nous en vantons en ne le faisant pas. Ce dont ils rougissent, c'est ce dont nous sommes fiers, et ce dont ils se flattent, faussement, du reste, c'est ce que nous ne pouvons pas prendre sur nous d'avouer. La chasteté est une vertu dont ils se targuent sans l'avoir et dont nous avons la plus grande honte du monde, même quand nous la pratiquons. Le libertinage en France est une tradition nationale que nous sommes beaucoup plus enclins à proclamer qu'à soutenir.

      Il est bien évident que ceci est encore un effet de notre vanité. Mais pourquoi avons-nous mis notre vanité en ceci et non ailleurs? Je ne sais trop. J'ai souvent pensé que c'était peut-être précisément parce que nous sommes bons et faibles et très faciles à nous laisser mener par les femmes. Précisément à cause de cela et parce que nous le savons, nous ne voulons pas en convenir, et c'est ici que se place notre vanité et qu'elle agit. Ne voulant pas convenir que nous nous laissons mener par les femmes, nous nous attribuons ce rôle de séducteurs, de conquérants et de Don Juan qui, en effet, est bien celui des hommes qui méprisent les femmes, les dominent, se moquent d'elles et sont leurs maîtres au lieu d'être leurs serviteurs. Oh! que ce rôle nous agrée, en ce qu'il montre bien et prouve d'une manière éclatante que nous ne subissons pas l'empire des femmes, de la nôtre surtout, et que nous sommes des hommes forts! Comme il nous agrée, en ce qu'il nous donne justement comme le contraire de ce que nous sommes et de ce que nous n'aimons pas à convenir que nous puissions être! Comme il nous agrée, en ce qu'il dissimule notre faiblesse! Comme il nous agrée en ce qu'il nous déguise!

      Voilà mon explication, une, du moins, des explications que je me suis données de ce travers français, qui est le plus distinctif et le plus caractéristique de nos travers.

      Quoi qu'il en soit de cette hypothèse psychologique, le travers existe, et je me résumerai en disant: le Français n'est pas immoral; mais il tient infiniment et il prend un plaisir infini à passer pour l'être.

      Or, au point de vue des choses religieuses, être immoral ou en jouer le rôle a exactement les mêmes effets. L'homme immoral ou l'homme qui tient à passer pour l'être s'écarte naturellement d'une religion qui recommande la chasteté et qui la considère comme une grande force et une grande vertu. Il fait partie du rôle du jeune homme qui se flatte de mépriser la chasteté, tout comme un autre, de s'écarter avec grand soin de la société des prêtres et de toute pratique religieuse. Toute l'économie du rôle qu'il joue devant ses amis et devant lui-même serait ruinée par cette contradiction déplorable et ridicule. M. Homais, qui est la raison même en ces matières, ne manque pas de dire, à propos d'un jeune homme de province qui va faire son droit à Paris: «Il ne fera pas de sottises; c'est un jeune homme sérieux. Il faudra bien pourtant qu'il fréquente un peu les filles pour n'avoir pas l'air d'un jésuite.» Voilà la vérité. Le Français affiche l'immoralité par amour-propre et s'écarte de la religion pour soutenir son bon renom d'homme immoral; et, réciproquement, il est immoral, sans en avoir la moindre envie, pour ne point passer pour être clérical. Ces choses sont cause et effet, et une fois l'engrenage en mouvement, le Français devient d'autant plus anticlérical qu'il tient plus à passer pour libertin, et d'autant plus libertin, au moins en apparence et d'enseigne, qu'il s'efforce d'être anticlérical.

      La langue ne s'y est pas trompée, et c'est comme un contrôle. Elle a appelé libertin: d'abord «l'esprit fort», et ensuite le débauché et, du reste, concurremment l'un et l'autre; mais d'abord surtout «l'esprit fort», et ensuite surtout le débauché. Cela est naturel. Ce qui a frappé d'abord, c'est l'affranchissement qu'affichaient certains philosophes à l'égard des dogmes religieux; de là libertin dans le sens de libre penseur. Ce qui a frappé ensuite, c'est l'attitude arrogante des débauchés se faisant gloire de leurs mauvaises mœurs. Le peuple s'est dit, très finement: «Ceux-ci sont surtout des hommes qui sont fiers de ne subir aucune règle et qui veulent le montrer par leur genre de vie. Ce sont des libertins en acte. Ce sont essentiellement des libertins. Le nom leur en restera.»

      Et cela veut dire, non pas que la libre pensée mène à l'immoralité; mais que l'affectation de l'immoralité mène à l'affectation de la libre pensée et se couvre de la libre pensée comme d'un beau manteau philosophique.

      Molière non plus ne s'y est pas trompé et il a fait de son Don Juan à la fois un débauché et un athée: d'abord pour peindre

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