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href="#n19" type="note">19, et pour ses vertus je crois pouvoir affirmer aussi qu'elles étaient également positives. Son esprit était actif; il recherchait toutes les instructions, n'en repoussait aucune, et accueillait tous les mémoires qu'on lui présentait. Il n'était distrait par aucun des amusements qui, à cette époque, passaient pour devoir faire partie indispensable de la vie commune et sociale. Il ne jouait pas, et ne voyait d'ailleurs que très-peu de personnes de la Cour, même étant au contrôle-général.

      Le caractère de ses écrits avait une couleur qui annonçait une révolution dans le pays comme dans les lettres, mais surtout révélait un grand amour de l'humanité; il parlait avec une exquise sensibilité, et cependant il avait une tournure dans le discours qui révélait des sentiments républicains; son style approche beaucoup de celui de Rousseau, et son imagination était brillante comme celle de sa fille. Comme elle, il donnait à toutes ses phrases une tournure que n'avaient aucun des écrits qui à cette époque inondaient la France. Ils avaient surtout un caractère de vérité qui séduisait lorsqu'il appelait l'attention sur les malheurs du peuple. Peut-être employait-il alors des figures et des ornements inconnus, surtout dans le ton sentimental, en écrivant sur des objets d'administration. Sa doctrine était pure, et c'est une chose digne de remarque, et surtout de haute estime, que dans les trois volumes qu'il publia d'abord il n'existe pas une seule citation, un seul mot injurieux qui pût accuser les ennemis qui agissaient contre lui sans mesure et sans impartialité. M. de Meilhan surtout, intendant de Valenciennes20, chef du parti, c'est-à-dire du premier parti qui s'éleva contre M. Necker, ne mettait aucun frein à sa haine, et faisait que tous ceux qui le lisaient donnaient raison à M. Necker. Il était homme d'esprit, écrivain éloquent, homme d'honneur, ministre intègre; il devait avoir raison sur un homme acerbe, qui l'attaquait de prime-saut avec la dague au point et l'injure à la bouche… la haine s'y voyait tout entière.

      Toutefois on doit convenir que M. Necker, dans les opérations de son ministère, a peut-être devancé les opinions du siècle où il vivait…; il a administré un autre pays que la France, et croyait exister dans un autre temps que dans le XVIIIe siècle. Il détruisait au lieu de construire, s'écriait-on!.. Il détruisait d'anciennes doctrines, qui s'en allaient croulant; il avait raison en beaucoup de points, car ce qu'il abattait tombait de toutes parts de vétusté; mais on ne veut jamais attendre chez nous… Nous jugeons et nous critiquons, nous dispensons la louange et le blâme avec une certaine assurance qui est bien ridicule. Nous avons en cela une affectation de vertu et des accès de morale qui font dire avec Saint-Lambert:

      «Ô philosophes dignes des étrivières, je vous honore! Mais je m'aperçois, par les trous de votre manteau, que vous n'êtes aussi que des hommes21

      Et cela est si vrai, qu'en vérité nous ne pouvons nous regarder sans perdre la tête. Nous sommes comme des jolies femmes en face d'un miroir.

      M. Necker ne suivait aucune route connue. Madame Necker lui donnait souvent des conseils qui lui étaient fort utiles. Il agissait bien; mais il y avait en France cinquante familles de la haute magistrature22 qui se regardaient comme les gardiennes de ses coutumes héréditaires. Et telle était la force et la grande régularité de l'habitude qu'un esprit juste, quoique médiocre, suffisait pour conserver ses anciennes coutumes intactes.

      L'imagination de M. Necker, et, si j'ose le dire, de madame Necker, devint donc comme le fléau de l'ancienne administration. Madame Necker avait une grande influence sur son mari; elle balançait celle de la probité et de tout ce qui tenait à la marche du ministère. M. Necker l'écoutait avec une attention d'autant plus religieuse, qu'elle lui répétait tous les jours qu'il était non-seulement Dieu, mais au-dessus de tous les dieux du ciel. Le moyen de douter après cela des paroles qui sortent des mêmes lèvres qui ont proféré de telles louanges! Ces louanges paraissent d'abord ce qu'elles sont, bien exagérées, et puis on s'y habitue si bien, que le jour où elles cessent vous vous croyez injurié.

      Cependant les soins de madame Necker ne pouvaient éloigner de M. Necker les cris, impuissans à la vérité, de l'envie et de la calomnie; mais enfin ces cris retentissaient autour du contrôleur-général. Ce qu'on lui reprochait surtout, c'était de se passionner pour la classe qui ne possède rien pour la défendre contre celle des propriétaires!.. la question immense enfin des prolétaires!.. «Que devons-nous bientôt voir? disait M. de Meilhan chez M. de Calonne. Les scènes des deux Gracchus!..»

      La retraite de M. de Trudaine fit surtout un tort excessif à M. Necker. M. de Trudaine avait une réputation de droiture et de délicatesse dans sa manière d'administrer qui donnait beau jeu aux ennemis de M. Necker pour l'attaquer, en le rendant responsable de la retraite de M. de Trudaine. C'était en vain que M. Necker lui avait conservé les ponts et chaussées… ses partisans ou plutôt les ennemis de M. Necker en faisaient un martyr…; car, en France, nous ne louons souvent un homme que pour mieux accabler son antagoniste.

      Ce qui prouve à quel point M. Necker avait devancé son siècle, c'est qu'il attaqua l'administration de la loterie. Ce fut, dit-on, à la prière instante de madame Necker… Mais la détruire tout-à-coup, il n'y fallait pas songer. On laissa six administrateurs, on diminua le nombre des bureaux… mais elle subsistait, et elle subsista encore cinquante ans après les paroles sages et lumineuses de l'administrateur qui voulait retrancher du corps de l'état cette partie malade qui altérait le reste!.. et nous venons de le faire!..

      L'établissement du comité contentieux acheva de perdre M. Necker en mettant contre lui une foule d'individus, qui étaient certains de trouver les esprits prévenus pour eux et contre le directeur-général23. Ce qu'il avait fait pouvait être bien pour le service du Roi; mais tous les malheureux qui étaient réformés, comment M. Necker s'en excuserait-il?… Madame Necker dit, en apprenant ce mot:

      «En vérité, on croirait voir une maison de grand seigneur au pillage dans laquelle arrive un nouvel intendant. C'est Gil Blas chez le comte Galiano… Et tous les domestiques crient au secours, parce qu'on ne veut plus qu'ils volent!..»

      Les réformes24 furent faites, dit-on, sous la direction de madame Necker, quoiqu'elle se soit constamment défendue d'avoir aidé, en quoi que ce fût, M. Necker dans son ministère… Mais ce qu'elle avouait, c'étaient les avis qu'elle donnait à M. Necker pour qu'il se défiât de M. de Maurepas et de M. de Sartines. Le premier n'avait pas pardonné à M. de Pezay sa faveur mystérieuse, et l'autre n'avait pas pardonné davantage à M. de Pezay d'avoir fait le ministre de la police mieux que lui auprès du Roi. Ces deux hommes, dont le crédit était puissant, et qui le voyaient attaqué par la nouvelle faveur du ministre étranger, le désignèrent pour victime, avec d'autant plus de joie, qu'en le frappant ils abattaient deux têtes; car pour arriver à lui il fallait abattre l'homme qui l'avait placé en si haut lieu. Il leur était bien égal que M. Necker fît du bien à la France! que leur importait? ils voulaient se venger, et ils se vengèrent. Ils commencèrent par M. de Pezay. La chose était difficile, parce qu'il plaisait au Roi; mais qu'il fût hors de sa vue, et la chose allait toute seule. Il fallait donc seulement l'éloigner. On lui persuada de faire une tournée comme inspecteur des côtes; il en demanda l'ordre. Madame Necker lui conseilla de ne pas quitter Versailles. «Vous aurez quelque désagrément de cette absence, mon ami, lui dit-elle; il ne faut pas quitter les rois… ils sont oublieux de leur naturel et faciles à influencer.

      – Le Roi m'aime trop pour que je puisse craindre,» dit M. de Pezay d'un ton dédaigneux… et il partit. Ce voyage ne lui avait été conseillé, en effet, que par des ennemis… Il se conduisit dans cette tournée comme on l'avait espéré, c'est-à-dire avec un manque absolu de tact et de convenances. Il y avait sur son chemin de vieux officiers qu'il traita fort mal et avec l'insolence d'un favori parvenu. Mais si le naturel des rois est oublieux, celui de M. de Pezay était présomptueux; les plaintes arrivèrent en foule à Versailles. Le Roi, ne voyant pas l'accusé, crut à tout ce qu'on lui disait; on fit intervenir un homme qui déclara que le nom du Roi était gravement compromis par M. de Pezay, et le résultat de cette belle amitié royale fut d'envoyer un courrier

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<p>20</p>

Sénac de Meilhan, intendant de Valenciennes, l'un des ennemis les plus acharnés contre M. Necker.

<p>21</p>

C'est ce que Saint-Lambert écrivait après avoir lu la correspondance de Rousseau.

<p>22</p>

Il y avait, en France, un respect religieux pour l'ancienne noblesse de robe, qui, en effet, était respectable et honorable sous tous les rapports: les Molé, les Lamoignon, d'Ormesson, d'Aguesseau, Trudaine, Joly de Fleury, Senozan, Nicolaï, Barentin, Colbert, Richelieu, Villeroy, Turgot, Amelot, d'Aligre, de Gourgues, Boutin, Voisins, Boullogne, Machault, Berulle, Sully, Bernage, Pelletier, Lescalopier, Rolland, de Cotte, Bochard de Sarron, etc., etc.

<p>23</p>

Il ne fut contrôleur-général qu'en 1789.

<p>24</p>

La ferme des postes mise en régie, et le bail cassé, les receveurs des domaines supprimés, les intendants de finances supprimés, les administrateurs réduits à six.