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prononça cette question qui me taraudait aussi. « Les Allemands, ne font-ils rien d’autre toute la journée que de bosser ? », devaient se demander ceux-ci en patois. Mais ces visites avaient l’avantage de nous mettre au courant de tout ce qui se passait au village et dans le monde. De plus Elie, le père de Jean-Paul, nous montrait petit à petit les parcelles qui avaient appartenu à la ferme. En les comparant avec le cadastre je découvris lesquelles avaient disparu. Parce qu’un autre voisin portait le même nom que notre ancien propriétaire, à savoir Dubuc. Pour distinguer ces deux personnes, on avait appelé chacun d’entre eux avec le nom de sa maison, lui « Le Graviaret », le nôtre « Le Pourtérès ». Ce qui signifiait qu’il venait du Portet d’Aspet, deux villages plus haut en bas du col qui portait le même nom et qu’il s’était marié avec une fille d’ici.

      La pièce où se trouvait la cheminée était séparée d’une autre chambre, plus petite, par une cloison en volige. Au fond de celle-ci se trouvait un lit. En dessous du lit le plancher était pourri. Lors de ma première visite de la cave j’avais découvert sous le lit, à travers le plancher pourri, un carton contenant des photos et des lettres. Je repris ce carton et je découvris des actes de cadastre qui remontaient jusqu’à l’année 1823. Dans ces derniers on mentionnait déjà quelqu’un surnommé « Le Pourtérès ». Je rangeai tous ces papiers dans une caisse afin de pouvoir les regarder plus tard, confortablement. Est-ce que dans quelques générations on parlera de « L’Allemand » en mentionnant cette ferme ?

      *

      En tout cas, en ce moment précis nous étions sûrement le centre de toutes les discussions au village. Quand nous traversions le village, on nous saluait, on nous regardait avec curiosité, on essayait de nous arrêter pour nous parler. Jean-Paul devait certainement profiter pleinement de sa fonction d’observateur. Le plus souvent nous descendions au village après le travail et le dîner afin de boire une bière au bistrot qui faisait parfois office de restaurant. Là se trouvait le seul téléphone public du village. L’auberge formait une équerre avec la rivière qui était retenue à cet endroit par une digue. Cinquante mètres en aval se trouvait une scierie presque en ruine, qui tournait parfois encore. Mais l’antique lame à ruban était actionnée maintenant par un moteur électrique. La famille de l’hôtelier habitait le premier étage de l’auberge étroite et dans une maison à côté de la scierie, où elle louait aussi des chambres d’hôte.

      Il n’y avait pas de cabine téléphonique, à proprement parler, mais l’appareil était accroché à côté des toilettes, une pièce minuscule, dans laquelle se trouvaient des « toilettes à la turque », avec un trou dont l’évacuation allait directo dans la rivière. La plupart du temps on ne se faisait pas déranger ici, parce que - à part les femmes - chacun réglait ses besoins à la manière française, directement dans la rivière. Ça revenait au même. Avec comme seule différence que le clapotis se faisait entendre immédiatement. Dans l’étroite antichambre des toilettes, quasiment dans la salle d’attente pour clients féminins, était accroché le téléphone. Le compteur, cependant, se trouvait au bar et devait être consulté avant et après chaque utilisation. C’est d’ici que nous effectuions les conversations avec nos bien-aimées. Le plus souvent très brèves, car en téléphonie, même dans le midi, il y avait la devise : « Time is money ! », le temps c'est de l’argent.

      Le bistrot, une pièce étroite et oblongue, avec le bar au fond à droite, n’ouvrait en général que le soir. Souvent quelqu’un partait à la recherche du barman pour lui annoncer qu’il y avait de la clientèle. La famille des hôteliers avait quatre fils âgés de 15 à 20 ans. Le plus souvent c’était l’un des quatre qui venait pour ouvrir. À côté du bar se trouvait une pièce avec une cheminée qui leur servait de salon. De cette pièce on arrivait dans la cuisine.

      Le soir c’était le rendez-vous des assoiffés de la vallée. Certains jours ça grouillait de chasseurs. Et ici tout le monde était chasseur. Souvent on trouvait les mêmes visages sauvages au bord des routes ou dans la forêt, fortement armés dans un vieil uniforme de l’armée, parfois avec blason allemand. Ces hommes avaient en commun leur amour pour les armes, pour la course dans les bois et leur soif énorme. On appelait « apéritif » ce cérémonial non limité dans le temps qui remplaçait très souvent le repas et qui pouvait s’étirer jusqu’à l’aube. Il n’existait quasiment pas d’heure de fermeture. Parfois quelqu’un tournait la clef et ça devenait une réunion privée. Et si par hasard, une patrouille passait dans la vallée, les gendarmes entraient, buvaient un verre et discutaient avec les gens. Parce que pour un policier tout ce qu’il entend peut être utile, surtout quand les langues sont déliées par l’alcool…

      Il arrivait que nous aussi nous nous retrouvions dans ce cercle humide et joyeux, même si nous n’étions initialement descendus que pour téléphoner. Tout autour de nous on parlait chasse, chiens, proie et calibres divers, dans un charabia incompréhensible pour nous. Avant même de passer une commande, un verre se trouvait déjà devant nous, généralement cette liqueur d’anis que nous buvions sans y ajouter d’eau. Ça faisait monter d’un degré la gaieté des gens présents qui s’efforçaient tous de nous apprendre à boire à la française. Le barman avait le boulot le plus difficile : à part boire il devait mémoriser tout qui avait été bu. Pour simplifier les choses chaque boisson coûtait le même prix et en plus on buvait en « tournées ». Chacun se bousculait pour payer la prochaine ronde ! On ré-remplissait les verres avant que ceux-ci ne soient vides. Alors, moins on avait soif, plus le verre se remplissait et plus sa contenance s’épaississait, parce qu’il ne restait plus de place pour l’eau. Heureusement on ne nous faisait que rarement payer une tournée. J’avais vite calculé le prix d’une tournée et immédiatement converti celui-ci en sacs de ciment. Un verre coûtait 3 francs. 5 verres correspondaient à un sac de ciment de 50 kilos ou le salaire d’une heure de travail…

      Nous, Teutons incultes qui ne connaissions rien à part la bière, ne faisions pas bonne image. Même si tout le monde se livrait à la liqueur d’anis, il semblait y avoir une subtile différence : il y avait le choix entre « Pastis », « Pernod » et « Ricard ». Pour nous, tous avaient le même goût. Mais pas pour un Français ! Le serveur devait bien mémoriser quoi resservir à qui. Et ça se faisait avec des bouteilles portant un versoir-doseur au goulot, une espèce de goitre avec un bec. Enfin, tant que le verre était encore à moitié plein, le dosage s’avérait plus facile. Si le barman avait saisi la mauvaise bouteille par erreur et un des porte-verres se mettait à râler, le barman bouchait le trou du verseur et faisait revenir la dose dans la bouteille par un mouvement de rotation.

      *

      Pendant une de ces soirées interminables nous apprîmes que l’un des chasseurs présents, qui occupait le poste de maire du village, possédait un vieux camion GMC, un de ces anciens véhicules de guerre américains, abandonné par les Alliés. Celui-ci avait trois ponts moteurs et était capable de porter 4 à 6 tonnes, en fonction de la pente. Il nous proposa de monter du sable et du gravier jusqu’à la bifurcation avant notre « station aval ». Avec notre combi et la remorque nous ne pouvions porter qu’une tonne à la fois. Le lendemain vers midi nous entendîmes au loin le vrombissement du camion. En reculant il peina à grimper l’étroit chemin délavé, qui lui avait été indiqué par un autre chasseur que nous avions aperçu l’autre soir au bistrot. Ce dernier avait à peu près mon âge. Bien qu’étant du village, il avait travaillé à Dunkerque, tout à fait dans le nord. Maintenant il avait eu la chance d’avoir trouvé du travail à St-Girons et était revenu. Nous n’étions donc pas les seuls « néos » au village. Ils bennèrent le sable dans le virage. Bien sûr qu’ils voulaient voir le chantier. Je me demandais si le transport n’avait pas été qu’un prétexte. Nous montâmes tous la côte et inspectâmes notre ruine. Yvon, le conducteur, étant lui-même maçon, pouvait me donner quelques conseils précieux. De toute manière la « table ronde » de ce soir aurait de l’information en direct !

      Nous chargeâmes la remorque à la pelle et la tractâmes avec le combi jusqu’à notre « station en aval » où nous transvasâmes le sable dans notre chariot en forme de cercueil. Environ 300 à 350 kilos par voyage. Parfois un peu moins, et par-dessus nous posâmes des longues sections de bois dans des

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