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Avec quelle joie purifiante, avec quelle dévotion consolatrice je me plus à évoquer vos vertueux hauts-de-forme et vos honnêtes habits noirs... à évoquer encore, à évoquer toujours, groupées autour de M. Fallières—c'était alors M. Loubet—dans les appartements enfin aérés, enfin désinfectés de Rambouillet, les élégances de notre Cour contemporaine!... Qu'il me parut rassurant, M. Loubet!—c'est aujourd'hui M. Fallières, bon gros vigneron de notre terroir méridional.—Qu'elles me parurent charmantes, émouvantes, antiseptiques, vos élégances nouvelles, bons radicaux et radicaux socialistes! La belle affaire qu'un esprit vil, frivole et chagrin observe, si mal à propos, tout ce qu'elles doivent encore aux parfumeries des salons de coiffure, à la coupe familiale des coupeurs de la Belle-Jardinière!....

      La mort de Rocroy a gagné la campagne qui l'environne, comme la gangrène d'un membre gagne le membre voisin... L'impression en est sinistre... On croit qu'on va respirer, on étouffe plus encore. Avant de retrouver la vie balsamique de la terre, la splendeur de la forêt, le tumulte de la Meuse, au long des ardoisières de Fumay, il nous faut traverser un large plateau, sorte de zone funéraire, où le sol est pierreux, lugubrement stérile. Là, ne poussent que des herbes sèches et décolorées, de maigres bouleaux qui ne dépassent pas la taille d'un arbuste nain, et çà et là, des ajoncs qui n'ont pas une fleur... Ensuite, c'est une joie à pousser des hosannas, c'est comme une résurrection, lorsque nous rejoignons, par les lacets des Ardennes, la rivière mouvementée, et que nous entendons la sirène des remorqueurs qui entraînent les longs trains de bateaux... Et tout reverdit, tout miroite, tout sent bon, tout travaille, le sol fleuri, les arbres s, les eaux, les coteaux, les maisons, les hommes, le ciel; tout est féerique jusqu'à Givet.

      Une ville forte.

      Quelle folle terreur ont donc su nous inspirer les Belges, que Givet soit une telle forteresse?

      La ville disparaît presque sous l'accumulation des défenses militaires... Forts tapis au haut des pics, terrasses armées, enceintes bastionnées, casemates blindées, fossés remplis d'eau, pont-levis, mâchicoulis, échauguettes, demi-lunes, chemins de ronde, tout ce qu'inventa, pour la sécurité des frontières, la science ancienne et moderne de la fortification, Givet en est pourvu... Par les poternes et les chemins couverts, on s'attend à voir, tout d'un coup, débusquer des hommes d'armes, bardés de fer... Ah! les Belges doivent être fiers d'être Belges, en regardant Givet... Ils savent ainsi tout ce que leur puissance militaire a de redoutable... J'imagine aisément que Givet soit, pour eux, la meilleure école, où se fortifie leur arrogance nationale. Le dimanche, les pères doivent conduire leurs enfants à Givet, et je les entends qui leur disent:

      —Voyez, comme nous faisons trembler le monde!

      De son côté, un officier français, devant qui je m'étonnais de ce luxe guerrier, m'a expliqué ceci:

      —Il ne faut plus, au cours des luttes futures, qu'on puisse encore s'écrier: «Ah! voici les Belges. Nous sommes foutus!»

      Et que de casernes!... Quelles immenses esplanades pour l'évolution des troupes!... Que de soldats!

      J'ai vu défiler des bataillons et des bataillons d'infanterie. En tenue de campagne et clairon sonnant, sans doute ils revenaient d'une reconnaissance, peut-être d'un combat. Et j'ai admiré leur allure martiale, leur souple entraînement... Nous sommes bien gardés, allez!... Tout me fait croire aujourd'hui que, devant un tel déploiement de forces, un tel hérissement de défenses, l'armée belge nous laissera tranquilles, désormais.

      «Si tu veux la paix...», dit la Sottise des nations.

      On rêve pour Nancy le tiers seulement des travaux patriotiques exécutés à Givet... Il est vrai que, là-bas, ce ne sont que les Allemands...

      Une famille d'automobilistes.

      Revenus de notre surprise, bien sûrs de n'être pas dérangés par une attaque soudaine des corps d'armée belges, nous passâmes la soirée assez gaiement, dans un hôtel propre, très recommandé par le Touring Club, où l'on nous servit de la cuisine simple et modeste, de la cuisine de siège. Les truites de la Meuse, annoncées sur la carte, furent, au dernier moment, remplacées par une plus humble friture de gardons, et l'on substitua de la charcuterie au rosbif promis; tout cela de si bonne grâce que nous fûmes enchantés de notre dîner.

      Près de nous, était attablée toute une famille: le père et la mère, la fille, le fils. Ils étaient arrivés, un peu avant nous, en automobile aussi... Partis de Paris, depuis trois jours, ils avaient été arrêtés, dans des endroits peu habitables, par toute sorte d'accidents... Ils en parlaient avec aigreur... La mère, surtout, se plaignait amèrement de la machine:

      —Ce n'est rien... ce n'est rien... expliquait le père. Elle est un peu paresseuse, c'est vrai... Elle va s'échauffer...

      Elle insistait:

      —Je t'ai toujours dit que tu aurais dû acheter une Charron, comme les Levasseur, ou une Panhard, comme les Tripier... Ce ne sont pourtant pas des imbéciles, eux!... Ah! c'est agréable, d'avoir tout le temps des pannes!

      —Elle va s'échauffer... je te répète qu'elle va s'échauffer... Il faut qu'elle se fasse... Mais naturellement.... Tu n'es pas raisonnable... Voyons, c'est comme des chaussures neuves... elles ne vont bien au pied qu'au bout de huit jours... Ah! les femmes... la lune, tout de suite!

      —Eh bien, moi, je te dis que nous n'arriverons jamais à Bruxelles, avec ce sabot-là...

      Il se mit à rire bruyamment, se tourna vers nous, comme pour en appeler à notre témoignage:

      —Sabot!... Une Brulard-Taponnier, douze chevaux!... Ah! ah! ah!...

      —Tu verras... tu verras!...

      Elle était couperosée, flasque, minaudière, et pessimiste. Pour bien prouver qu'elle était venue en automobile, elle avait conservé ses terribles lunettes bien en vue sur son chapeau de feutre beige. Lui, gros, court, la joue ronde et rasée, la barbe en pointe, jovial, vulgaire, et brave homme, arborait orgueilleusement une casquette russe, ornée des insignes du Touring. Impossible d'être plus gauche, plus sottement fagotée que la fille. Sans fraîcheur, sans grâce, les oreilles livides et comme décollées, le cheveu pauvre, elle montrait déjà, sur le devant de la bouche, une denture toute gâtée... Quant au fils, le front bas, le menton fuyant, jaune et très maigre, le corps aveuli par des habitudes solitaires, il était totalement abruti... Famille bien française, comme on voit.

      En voyage, nous ne cessons, nous autres de France, de nous moquer des familles allemandes, anglaises, italiennes, que nous rencontrons sur notre route, et qui, souvent, nous donnent l'exemple de la santé physique et de la bonne éducation. Avec une joie féroce et un imbécile orgueil, nous nous complaisons à relever, toujours à notre avantage, ce que nous appelons leurs ridicules, leurs tares, qui ne sont, peut-être, que des vertus... Mais il est entendu que rien n'est beau, élégant, pétulant, spirituel, rien n'est intelligent que de France. Les grands hommes d'autre part ne sont que de plats copistes, de honteux plagiaires. Dickens doit tout à Alphonse Daudet, Tolstoi à Stendhal... Ibsen est, tout entier, dans La Révolte de Milliers de l'Isle-Adam... Qu'eût été Gœthe sans Gounod et sans Thomas?... Et pour ce qui est de Henri Heine, ne parlons pas, voulez-vous?... de ce vil espion pensionné par Guizot... L'âme française, je la retrouve, toute, dans cette exclamation de Brossette qui, un jour, à Kœnigsberg, me disait:

      —Les Allemands, monsieur?... quel peuple de sauvages!... Ils ne comprennent pas un mot de français...

      Ah! si pourtant nous songions quelquefois à mirer, dans nos familles à nous, nos infériorités de race, nos descendances d'alcooliques, de syphilitiques, notre lourdeur, notre stupidité haineuse ou jobarde?

      Cette fois, en considérant cette famille de mon pays, attablée près de nous, j'y songeai, avec quelle douloureuse humilité!

      Ils allaient en Belgique. Jamais encore ils n'étaient sortis de France, et l'idée que, le lendemain matin, pour la première fois, ils franchiraient une frontière, entreraient dans un pays qui ne serait plus la France,

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