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n'engagent à rien, et les petits profits. Il se passe volontiers du reste.

      Tout cela ne va pas, bien entendu, sans de terribles scènes de jalousie. Souvent les deux rivales se menacent, se prennent aux cheveux. Il y a de tels fracas dans la batterie de cuisine et dans la vaisselle, que, pour mettre d'accord ces enragées, souvent je suis obligé de les mettre à la porte... Et puis cela recommence avec les autres... J'ai cru qu'en éloignant Brossette de la maison, j'y ramènerais le calme... Je lui ai dit:

      —Écoutez, Brossette... vous êtes assommant... Vous mettez tout sens dessus dessous, chez moi. Je n'ai plus de maison. Dorénavant, vous logerez et vous prendrez vos repas dehors.

      Et lui, philosophe, m'a répondu:

      —Monsieur a bien raison... Au moins, je pourrai lire L'Auto à mon aise... Mais, allez!... ça ne changera rien à rien... Elles en veulent, monsieur... Ah! ces sacrées femmes, ce qu'elles sont embêtantes!...

      En voyage, il est bombardé de lettres... À peine s'il les lit, en haussant les épaules... Il n'y répond jamais... Mais il écrit copieusement à des amis, à qui il raconte des aventures émouvantes, des prouesses de plus en plus extraordinaires, et il tient pour eux un livre de «moyennes», jamais atteintes, ai-je besoin de le dire?

      Ce que j'admire en Brossette, c'est la puissance de sa vue, qui lui permet d'apercevoir, à des kilomètres de distance, le moindre obstacle sur la route; ce que j'admire surtout, c'est le sens étonnant, mystérieux, qu'il a de l'orientation. Cette faculté, qui semble un prodige, on peut l'expliquer, on l'explique, par des raisons physiques, très claires, chez les pigeons, les canards sauvages, les hirondelles... Mais comment l'expliquer chez Brossette? Et lui qui aime tant à se vanter de tout, il est, sur ce point, d'une modestie qui me surprend... Il n'y pense pas... n'en parle pas... Il est comme ça... il a toujours été comme ça... voilà... Je l'observe souvent. Le dos rond, la main touchant à peine le volant, la figure grave et plissée, surveillant tour à tour le graisseur, le voltmètre, le manomètre, la campagne... l'oreille attentive aux moindres bruits du moteur, il va, sans s'inquiéter jamais de la borne indicatrice, du poteau, dont les flèches montrent le chemin... Aux carrefours, il dresse un peu plus la tête... Il regarde l'horizon, flaire le vent, puis il s'engage résolument dans l'une des quatre ou six routes qui sont devant lui... C'est toujours la bonne... Il n'arrive pour ainsi dire pas qu'il se trompe...

      Il y a deux ans de cela... Nous revenions de Marseille. Nous nous étions arrêtés à Lyon, un jour... Brossette se montrait particulièrement gai... jamais je ne l'avais vu si gai. Je lui en fis la remarque.

      —C'est la machine, monsieur... Elle va comme un ange... Ça me fait plaisir.

      Nous quittâmes Lyon, au petit matin. Je pensais rentrer par Dijon, où j'avais l'intention de déjeuner chez un ami... Je m'aperçus bientôt que nous n'étions pas sur la route... Mais Brossette me dit avec une tranquille assurance:

      —Que monsieur ne se fasse pas de mauvais sang!... Ça va bien... Ça va très bien.

      Il était tellement sûr de son fait que je n'osai pas insister davantage... Pourtant, je ne cessai de me répéter à moi-même: «Nous ne sommes pas sur la route... Nous ne sommes pas sur la route.»

      Le temps était très frais... presque froid. Pas de soleil dans le ciel... pas de brume, non plus... une atmosphère limpidement grise, subtilement argentée, où toutes les choses prenaient des colorations délicates... J'avais le cœur réjoui... La machine était ardente, excitée par une carburation régulière et forte... Et nous allions... nous allions... C'étaient des paysages, des villages, des villes, des côtes que nous passions à toute vitesse, et dont j'étais bien sûr que nous ne les avions jamais rencontrés; du moins, jamais rencontrés entre Lyon et Dijon... Deux heures... trois heures... quatre heures. Aux formes des terrains, au type des visages, je sentais que nous nous approchions de la Touraine, que nous étions peut-être en Touraine, que peut-être, nous l'avions déjà dépassée.

      Il fallut faire de l'essence, dans un bourg. Je consultai la carte... Parbleu! qu'est-ce que je disais?... Triomphalement, je montrai la carte à Brossette, heureux de le prendre, une fois, en défaut.

      —Encore quatre heures de ce train-là, Brossette.. et nous sommes à Bordeaux. Nous courons vers l'ouest, mon ami... nous y courons, comme l'avenir...

      Mais Brossette hocha la tête:

      —Comme monsieur se tourmente, fit-il... Puisque je dis à monsieur!... Ces routes-là... j'irais les yeux fermés... Monsieur me connaît...

      —La carte, Brossette... voyez la carte!

      —Ah! la carte!

      Et, jetant sur le trottoir le dernier bidon d'essence vidé, il haussa les épaules, dans un mouvement de souverain mépris... Puis il se toucha le front.

      —La carte! répéta-t-il... la voilà la carte... le Taride... l'État-major... c'est là!...

      Nous repartîmes... J'étais résigné à tout, même à franchir l'Atlantique, au besoin, si telle était la fantaisie de mon ami Brossette.

      Une heure après, à l'entrée d'un village, nous stoppions, le long d'un grand mur, au milieu duquel s'ouvrait une porte, peinte en gris et armée de lourdes traverses de fer... Au-dessus de la porte, était écrit, en lettres noires presque effacées, et surmonté d'une croix de pierre, ce mot: Asile. Brossette était vivement descendu de la voiture, et sonnait à la porte...

      —Que monsieur ne s'inquiète pas!... Je reviens tout de suite...

      J'étais tellement stupéfait que je ne pensai pas à lui demander d'explications... D'ailleurs, la porte aussitôt ouverte, Brossette avait disparu...

      Quel asile?... Pourquoi cet asile?... qu'allait-il faire en cet asile?... Est-ce que mon mécanicien était devenu subitement fou?

      Par l'entrebâillement de la porte, j'aperçus des jardins et, au fond, une grande maison toute blanche... Des vieilles gens formaient des groupes devant la maison. Des vieilles gens se promenaient, à petits pas, dans les allées du jardin...

      Brossette reparut bientôt, le visage tout épanoui. Il soutenait une très vieille femme, grosse, courte, toute ridée, toute courbée, qui marchait péniblement, en s'aidant d'un bâton. Il la conduisit, près de moi, et me dit, en me regardant d'un regard qui demandait pardon, en même temps qu'il s'illuminait de bonheur.

      —Fallait pourtant bien, monsieur, que je vous fasse connaître maman... C'est maman, monsieur!

      Et s'adressant à la vieille:

      —Tiens, maman... C'est monsieur... Dis bonjour à monsieur!

      La vieille sembla d'abord consternée de nos peaux de loup, de nos lunettes relevées sur la visière de nos casquettes... Tout rond, hagard, son œil allait de moi à son fils, qu'en vérité elle ne reconnaissait pas, sous cette vêture où s'ébouriffaient des poils blancs et noirs... Enfin, elle chevrota, indignée:

      —Si c'est Dieu possible!... Ah! ah!... Des masques!... Des masques!...

      Brossette éclata d'un bon rire, d'un rire plein de tendresse.

      —Maman! Oh! maman!... Ça t'épate, hein?,.. Et tiens..., ça..., c'est une automobile... C'est moi, ton fils... qui la conduis... Regarde un peu... T'en as peut-être jamais vu, ma pauvre maman, des automobiles?... Attention...

      Il mit le moteur en marche, le fit ronfler épouvantablement. La vieille, effrayée, voulut rentrer. Elle criait:

      —Si c'est Dieu possible!... Si c'est Dieu possible!

      Brossette l'apaisa, en l'embrassant et en lui glissant deux louis dans la main.

      —Allons, dis adieu à monsieur... Faut que nous partions... Mais nous reviendrons dans quelque temps... Nous reviendrons te voir, encore une fois...

      Il confia sa mère à une surveillante qui attendait, près de la porte, l'embrassa de nouveau, tendrement...

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