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un peu partout, à prendre des précautions, pour ramener à des pourcentages avouables le taux de ces bénéfices usuraires. On voit dans les garages, ceux qui furent les plus acharnés, hier, à inculquer aux mécaniciens les meilleurs procédés de brigandage, leur prêcher, aujourd'hui, d'un ton convaincu, les beautés de la modération et du désintéressement, le respect enthousiaste de la morale. Les garages leur crient:

      —Il n'est que d'être honnête, mes amis, et d'avoir une conscience pure.

      Reste à savoir si des gens habitués à des gains qui, pour être immoraux, n'en ont pas moins augmenté leur vie, élargi leur bien-être, fondé une caste, enviée des autres travailleurs, y renonceront facilement...

      Un jour, Brossette, avec qui je discutais de ces choses, me dit:

      —Eh bien, quoi, monsieur?... Quoi donc?... Tout ça c'est des histoires de riches... Alors?

      Et pourtant Brossette est conservateur, nationaliste, clérical. En dehors de L'Auto, il ne lit que La Libre Parole... Encore aujourd'hui, il croit fermement à la trahison de Dreyfus, comme un brave homme.

      Mon chauffeur.

      Brossette—Charles-Louis-Eugène Brossette,—est né en Touraine, dans un petit village, près d'Amboise. Jusqu'à vingt ans, il a travaillé, chez son père, maréchal-ferrant, et là, il a pris, en même temps que le goût des chevaux, le goût de «la mécanique»: les deux choses qui ont fait sa vie. Son service militaire terminé, son père, un des plus parfaits ivrognes de la région, étant mort, le jeune Charles Brossette est entré, comme charretier, dans une grande ferme, puis, comme cocher, chez des bourgeois riches. Il aimait bien les chevaux, les connaissait à merveille, les menait et les soignait de même, mais il détestait la livrée. Ses divers patrons souffraient de ce qu'il fût toujours «ficelé comme quat'sous». Il n'a pas changé, d'ailleurs.

      Lorsqu'on commence à parler de l'automobile, Brossette comprend aussitôt qu'il y a quelque chose à faire «là-dedans». Il a des économies—car, contrairement aux lois de l'hérédité, il est sobre et même un peu avare—et il s'en vient à Paris, pour apprendre ce nouveau métier, dans un garage. Il est intelligent, adroit; il s'y passionne. Ce lourdaud de province en remontre bien vite aux lascars parisiens les plus délurés. Il va d'usine en usine, de garage en garage, se familiarise avec tous les types de voiture, conduit des cocottes, des boursiers, des ducs, fait des voyages, prend part à des enlèvements de jeunes filles et à des épreuves de tourisme.

      Il revenait d'Amérique, un peu désillusionné, quand je le rencontrai, lui cherchant une voiture, moi, un mécanicien. Au cours de nos pourparlers, je lui demandai son opinion sur l'Amérique.

      —Rien d'épatant, monsieur, me répondit-il. L'Amérique? Tenez... c'est Aubervilliers... en grand!

      L'observation était, sans doute, un peu courte. Elle m'amusa. J'engageai Brossette.

      J'eus d'abord de la peine à m'habituer à lui... Et puis, je m'y habituai, comme à un vice.

      Brossette est le produit du garage.

      Il ne sait pas très bien distinguer entre ce qui m'appartient et lui appartient, et confond volontiers ma bourse avec la sienne. Depuis trois ans, l'extraordinaire, c'est que le réservoir d'essence de ses voitures, grâce à une fatalité diabolique, a sans cesse des trous, des trous invisibles, par où la motricine coule et fuit, et qu'on ne peut pas arriver à boucher... Exemple fâcheux, et contagion plus rare, le réservoir d'huile imite son voisin à la perfection.

      À chaque fin de mois, lorsque Brossette m'apporte son livre, la même conversation s'engage, chaque fois, entre nous...

      —Voyons, Brossette, je n'y comprends rien. Le mardi 17, vous me marquez cinquante-cinq litres d'essence.

      —Sans doute...

      —Bon. Le mercredi 18, encore cinquante-cinq litres...

      —Bien sûr...

      —Bon... Mais rappelez-vous?... Le mercredi, nous ne sommes pas sortis...

      —Évidemment... sans ça!...

      —Et je vois que, le jeudi 19, c'est encore cinquante-cinq litres...

      —Naturellement... Monsieur sait bien... Ce sacré réservoir!

      —Et l'huile? Vous ne me ferez jamais croire...

      —Le réservoir aussi!... C'est facile à comprendre. Ils fuient... Tout s'en va...

      —Réparez-les, sapristi!

      —Mais je ne fais que ça, monsieur! Je m'y tue... je m'y tue... On ne peut pas!

      Il m'est pénible de prendre ce brave garçon en flagrant délit de mensonge et de vol... Et puis, quoi?... Tout ça, c'est des histoires de riches... Je me tais et je paie...

      D'ailleurs, Brossette a des vertus qui font que je lui pardonne ces pratiques professionnelles. C'est un excellent compagnon de route, gai, débrouillard, attentif sans servilité, et, hormis ces légères fantaisies de comptabilité, très fidèle. Il m'amuse, et avec lui je jouis de la plus complète sécurité. Il a un sang-froid imperturbable, de la prudence, et, quand il le faut, de la hardiesse. Il ignore la fatigue, et, dans toutes les circonstances, garde sa belle humeur... Il faut le voir aux prises avec les agents cyclistes et les gendarmes, qu'il étourdit de sa gentillesse pittoresque, ce qui fait qu'il passe, presque toujours indemne, au travers des contraventions les mieux établies...

      Et puis, il aime sa machine; il en est fier; il en parle comme d'une belle femme.

      Le mois dernier, nous revenions de Bordeaux, la nuit. Entre Blois et Chartres «nous avions crevé»... quatre fois...; au delà de Versailles, tout près de Ville-d'Avray, pour la cinquième fois, un pneu éclata. J'étais énervé, pressé de rentrer. En outre, j'avais vraiment pitié de ce pauvre Brossette.

      —Tant pis! lui dis-je... Marchons comme ça!...

      Il avait arrêté la voiture:

      —Non, monsieur, c'est impossible... fit-il. Ça fatigue trop le différentiel...

      Et il se mit à travailler, en aidant son courage d'une chanson.

      Les mécaniciens exercent sur l'imagination des cuisinières et des femmes de chambre un prestige presque aussi irrésistible que les militaires. Ce prestige a une cause noble; il vient du métier même qu'elles jugent héroïque, plein de dangers, et qu'elles comparent à celui de la guerre. Pour elles, un homme toujours lancé à travers l'espace, comme la tempête et le cyclone, a vraiment quelque chose de surhumain. Elles se rappellent avoir vu des gravures où des anges guerriers soufflaient dans les longues trompettes, pour exciter la frénésie meurtrière des armées, ou bien des petits dieux joufflus dont l'haleine soulevait la mer, culbutait les forêts, emportait les montagnes, comme des fétus de paille... Je pense qu'elles se font une idée semblable du mécanicien d'automobile.

      Pourtant, Brossette n'est pas beau. Son aspect n'a rien d'exaltant et qui puisse éveiller, dans l'esprit, de telles allégories, de tels prodiges. Il a le dos voûté, la poitrine plate, les jambes maigres et un peu cagneuses. On dirait que sa moustache, très courte, est rongée par la pelade. N'était un sourire assez joli, qui lui donne parfois une expression de joviale malice, un air de gaieté spirituelle et farceuse, son visage n'offrirait aucun charme spécial à l'amour. Sa tenue lâchée, ses vêtements le plus souvent sales et fripés, sa casquette enfoncée en arrière, sur la nuque, sa démarche lourde et raide d'ouvrier, n'excitent pas aux rêves de volupté et de gloire...

      Eh bien! il n'y en a que pour lui, à l'office.

      La cuisinière l'adore, et la femme de chambre en est folle. On le soigne comme un pacha; on le dorlote comme un enfant. L'une le gorge de petits plats amoureusement mijotés, et de friandises; l'autre n'est occupée qu'à tenir sa garde-robe, son linge... Il est comblé de cadeaux de toute sorte, et mes boîtes de cigares y passent, l'une après l'autre. Lui, se laisse faire, gentiment, gaiement,

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