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fondre sur nous et à nous emporter dans ses serres. Il en est venu un sur nous ce matin même au lever du soleil, et il rasa de si près le nôtre que sa corde-guide frôla le réseau auquel est suspendu notre char, et nous causa une sérieuse panique. Notre capitaine remarqua que si ce réseau avait été composé de cette vieille soie d'il y a cinq cents ou mille ans, nous aurions inévitablement souffert une avarie. Cette soie, comme il me l'a expliqué, était une étoffe fabriquée avec les entrailles d'une espèce de ver de terre. Ce ver était soigneusement nourri de mûres—une espèce de fruit ressemblant à un melon d'eau—et, quand il était suffisamment gras, on l'écrasait dans un moulin. La pâte qu'il formait alors était appelée dans son état primitif papyrus, et elle devait passer par une foule de préparations diverses pour devenir finalement de la soie. Chose singulière! cette soie était autrefois fort prisée comme article de toilette de femmes! Généralement elle servait aussi à construire les ballons. Il paraît qu'on trouva dans la suite une meilleure espèce de matière dans l'enveloppe inférieure du péricarpe d'une plante vulgairement appelée euphorbium, et connue aujourd'hui en botanique sous le nom d'herbe de lait. On appela cette dernière espèce de soie soie-buckingham, à cause de sa durée exceptionnelle, et on la rendait prête à l'usage en la vernissant d'une solution de gomme de caoutchouc—substance qui devait ressembler sous beaucoup de rapports à la gutta percha, ordinairement employée aujourd'hui. Ce caoutchouc était quelquefois appelé gomme arabique indienne ou gomme de whist, et appartenait sans doute à la nombreuse famille des fungi. Vous ne me direz plus maintenant que je ne suis pas un zélé et profond antiquaire.

      A propos de cordes-guides, la nôtre, paraît-il, vient de renverser par dessus bord un homme d'un de ces petits bateaux électriques qui pullulent au dessous de nous dans l'océan—un bateau d'environ 600 tonnes, et, d'après ce qu'on dit, scandaleusement chargé. Il devrait être interdit à ces diminutifs de barques de transporter plus d'un nombre déterminé de passagers. On ne laissa pas l'homme remonter à bord, et il fut bientôt perdu de vue avec son sauveur. Je me félicite, mon cher ami, de vivre dans un temps assez éclairé pour qu'un simple individu ne compte pas comme existence. Il n'y a que la masse dont la véritable Humanité doive se soucier. En parlant d'Humanité, savez-vous que notre immortel Wiggins n'est pas aussi original dans ses vues sur la condition sociale et le reste, que ses contemporains sont disposés à le croire? Pundit m'assure que les mêmes idées ont été émises presque dans les mêmes termes il y a à peu près mille ans, par un philosophe irlandais nommé Fourrier, dans l'intérêt d'une boutique de détail pour peaux de chat et autres fourrures. Pundit est savant, vous le savez; il ne peut y avoir d'erreur à ce sujet. Qu'il est merveilleux de voir se réaliser tous les jours la profonde observation de l'Indou Aries Tottle (citée par Pundit):—«Il faut reconnaître que ce n'est pas une ou deux fois, mais à l'infini que les mêmes opinions reviennent en tournant toujours dans le même cercle parmi les hommes.»

      2 avril.—Parlé aujourd'hui du cutter électrique chargé de la section moyenne des fils télégraphiques flottants. J'apprends que lorsque cette espèce de télégraphe fut essayée pour la première fois par Horse, on regardait comme tout à fait impossible de conduire les fils sous la mer; aujourd'hui nous avons peine à comprendre où l'on pouvait voir une difficulté! Ainsi marche le monde. Tempora mutantur—vous m'excuserez de vous citer de l'Étrusque. Que ferions-nous sans le télégraphe Atlantique? (Pundit prétend qu'Atlantique est l'ancien adjectif). Nous nous arrêtâmes quelques minutes pour adresser au cutter quelques questions, et nous apprîmes, entre autres glorieuses nouvelles, que la guerre civile sévit en Afrique, tandis que la peste travaille admirablement tant en Europe qu'en Ayesher. N'est-il pas vraiment remarquable qu'avant les merveilleuses lumières versées par l'Humanité sur la philosophie, le monde ait été habitué à considérer la guerre et la peste comme des calamités? Savez-vous qu'on adressait des prières dans les anciens temples dans le but d'écarter ces maux (!) de l'humanité? N'est-il pas vraiment difficile de s'imaginer quel principe d'intérêt dirigeait nos ancêtres dans leur conduite? Etaient-ils donc assez aveugles pour ne pas comprendre que la destruction d'une myriade d'individus n'est qu'un avantage positif proportionnel pour la masse?

      3 avril.—Rien de plus amusant que de monter l'échelle de corde qui conduit au sommet du ballon, et de contempler de là le monde environnant. Du char au-dessous vous savez que la vue n'est pas si étendue—on ne peut guère regarder verticalement. Mais de cette place (où je vous écris) assis sur les somptueux coussins de la salle ouverte au sommet, on peut tout voir dans toutes les directions. En ce moment il y a en vue une multitude de ballons, qui présentent un tableau très animé, pendant que l'air retentit du bruit de plusieurs millions de voix humaines. J'ai entendu affirmer que lorsque Jaune ou (comme le veut Pundit) Violet, le premier aéronaute, dit-on, soutint qu'il était pratiquement possible de traverser l'atmosphère dans toutes les directions, et qu'il suffisait pour cela de monter et de descendre jusqu'à ce qu'on eût atteint un courant favorable, c'est à peine si ses contemporains voulurent l'entendre, et qu'ils le regardèrent tout simplement comme une sorte de fou ingénieux, les philosophes (!) du jour déclarant que la chose était impossible. Il me semble aujourd'hui tout à fait inexplicable qu'une chose aussi simple et aussi pratique ait pu échapper à la sagacité des anciens savants. Mais dans tous les temps, les plus grands obstacles au progrès de l'art sont venus des prétendus hommes de science. Assurément, nos hommes de science ne sont pas tout à fait aussi bigots que ceux d'autrefois;—et à ce sujet j'ai à vous raconter quelque chose de bien drôle. Savez-vous qu'il n'y a pas plus de mille ans que les métaphysiciens consentirent à faire revenir les gens de cette singulière idée, qu'il n'existait que deux routes possibles pour atteindre à la vérité? Croyez-le si vous pouvez! Il paraît qu'il y a longtemps, bien longtemps, dans la nuit des âges, vivait un philosophe turc (ou peut-être Indou) appelé Aries Tottle[37]. Ce philosophe introduisit, ou tout au moins propagea ce qu'on appelait la méthode d'investigation déductive ou à priori. Il partait de principes qu'il regardait comme des axiomes ou vérités évidentes par elles-mêmes, et descendait logiquement aux conséquences. Ses plus grands disciples furent un nommé Neuclid[38] et un nommé Cant[39]. Cet Aries Tottle fleurit sans rival jusqu'à l'apparition d'un certain Hogg[40], surnommé le Berger d'Ettrick, qui prêcha un système complètement différent, que l'on appela la méthode à posteriori ou méthode inductive. Tout son système se réduisait à la sensation. Il procédait par l'observation, l'analyse et la classification des faits—instantiae naturae (phénomènes naturels), comme on affectait de les nommer, ramenés ensuite à des lois générales. La méthode d'Aries Tottle, en un mot, était basée sur les noumènes; celle de Hogg sur les phénomènes. L'admiration excitée par ce dernier système fut si grande, qu'à sa première apparition, Aries Tottle tomba en discrédit; mais il finit par recouvrer du terrain, et on lui permit de partager le royaume de la vérité avec son rival plus moderne. Dès lors les savants soutinrent que les méthodes Aristotélicienne et Baconienne étaient les seules voies qui conduisaient à la science. Le mot Baconienne, vous devez le savoir, fut un adjectif inventé comme équivalent à Hoggienne, comme plus euphonique et plus noble.

      Ce que je vous dis là, mon cher ami, est la fidèle expression du fait et s'appuie sur les plus solides autorités; vous pouvez donc vous imaginer combien une opinion aussi absurde au fond a dû contribuer à retarder le progrès de toute vraie science qui ne marche guère que par bonds intuitifs. L'idée ancienne condamnait l'investigation à ramper, et pendant des siècles les esprits furent si infatués de Hogg surtout, que ce fut un temps d'arrêt pour la pensée proprement dite. Personne n'osa émettre une vérité dont il ne se sentît redevable qu'à son âme. Peu importait que cette vérité fût démontrable; les savants entêtés du temps ne regardaient que la route au moyen de laquelle on l'avait atteinte. Ils ne voulaient pas même considérer la fin. «Les moyens, criaient-ils, les moyens, montrez-nous les moyens!» Si, après examen des moyens, on trouvait qu'ils ne rentraient ni dans la catégorie d'Aries (c'est-à-dire de Bélier) ni dans celle de Hogg, les savants n'allaient pas plus loin, ils prononçaient que le théoriste était un fou, et ne voulaient rien avoir à faire avec sa vérité.

      Or, on ne peut pas même soutenir

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