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retourner à bord, et il avait six heures au moins à passer dans le phare.

      Il donna quelques ordres à ses hommes, et revint vers la jeune femme.

      Elle l'attendait et l'invita du geste à se rasseoir; ce qu'il fit.

      Puis, quand elle vit qu'il était disposé à l'écouter, elle s'assit à son tour et reprit la parole.

      — Je m'appelle Fanny Stevenson, et j'aurai vingt-huit ans dans quelques mois, dit-elle d'un ton ferme; ainsi que je vous l'ai dit, mon père était capitaine d'armes, et naviguait souvent. J'avais perdu ma mère avant que j'eusse pu la connaître, et j'avais été recueillie dans une famille catholique où je reçus une éducation complète dont je profitai de mon mieux.

      Quoique bien jeune encore, j'avais compris que je ne devais rien attendre de l'homme qui m'avait donné le jour. Mon père était un marin grossier, imbu de préjugés enracinés, dont le coeur est toujours resté fermé à toutes les délicatesses, à toutes les aspirations d'une nature comme la mienne!

      C'est à peine, si au retour de longs voyages, il consentait parfois à se rappeler qu'il avait une fille.

      Je vécus donc seule, livrée à moi-même, presque sans contrôle, et exposée à des dangers dont je n'avais pas appris à démêler la gravité. C'est ainsi que j'atteignis ma quinzième année! Je m'étais développée très rapidement; j'étais grande et forte; on m'a dit souvent alors que j'étais belle, et je ne cacherai pas que le sentiment de cette beauté exceptionnelle m'avait communiqué une ambition fort au-dessus de ma condition. Ce fut mon malheur.

      Dans la famille qui m'avait recueillie et qui était française, on recevait de loin en loin quelques jeunes gens qui venaient en Amérique chercher fortune ou courir les aventures.

      C'était là des distractions auxquelles je ne pouvais me montrer indifférente, et il m'arriva bien souvent à, cette époque, de me laisser aller à des relations qui, sans dépasser les limites des plus rigoureuses convenances, n'étaient pas toujours d'une correction exempte de reproches.

      J'étais vive, j'aimais le plaisir, et je ne tenais pas toujours assez de compte des observations bienveillantes que l'on m'adressait.

      Pour tout dire, je commençais à supporter impatiemment les remontrances dont j'étais l'objet, et plus d'une fois, je fus sur le point de rompre brusquement avec mes hôtes, pour essayer d'une vie dont la séduction avait profondément ébranlé les honnêtes résolutions auxquelles je voulais rester attachée.

      Les choses en étaient à ce point, quand il arriva dans la ville que nous habitions un étranger qui, dès le premier jour, parut devoir prendre un grand empire sur moi.

      C'était un homme d'une trentaine d'années environ, d'un extérieur charmant, de tournure aristocratique, et qui manifestement était bien supérieur à tous les jeunes gens que j'avais rencontrés jusqu'alors.

      Il s'appelait le comte de Simier, arrivait de Paris, et se rendait dans l'Amérique du Sud, où il allait, disait-il, diriger une importante exploitation.

      À vrai dire, je ne m'intéressai que médiocrement à ce que le comte avait fait, non plus qu'à l'avenir qu'il rêvait.

      Je ne vis que lui… et dans la situation où je me trouvais, sa présence exerça tout de suite une profonde impression sur mon esprit et sur mon coeur.

      Je n'avais jamais aimé encore, et il ne lui fut pas difficile de s'apercevoir que je l'aimais…

      D'ailleurs, je ne cherchais à rien cacher de ce qui se passait en moi… J'avais remarqué, de mon côté, que le comte était empressé et ému chaque fois qu'il me parlait, et il y a dans l'amour que l'on éprouve ou dans celui que l'on inspire, un rayonnement dont on tenterait en vain d'atténuer l'éclat.

      Un mois s'était à peine écoulé, que j'étais sa maîtresse!

      La jeune femme suspendit un moment son récit et prit sa tête dans ses mains, comme pour ne pas voir l'expression presque douloureuse qui vint se refléter dans les yeux de Gaston de Pradelle.

      — Ah! je vous dis tout! poursuivit-elle d'un ton nerveux et contenu; je n'avais pas même demandé au comte ce qu'il comptait faire de moi; je m'étais donnée sans condition, sans réflexion, m'en remettant à lui du soin de sauver mon honneur, si tant est qu'il dut y penser jamais! Vous le voyez, Monsieur, la chute était complète… Et la seule chance de réhabilitation possible consistait en un semblant de mariage contracté un soir, sans témoins, dans quelque municipalité obscure, dont j'ai à peine conservé le nom! Que valait cette cérémonie? Rien, sans doute! Et que m'importait, d'ailleurs! Le rêve fut de si courte durée, que c'est à peine si, depuis dix ans, il m'en reste quelque souvenir au coeur. J'avais été heureuse plusieurs mois… Je m'étais endormie dans un amour que je croyais éternel, et je ne me rappelle plus, à cette heure, que le réveil terrible qui m'arracha à mon ivresse et me plaça brutalement en présence de la plus horrible des réalités…

      — Pauvre femme! balbutia Gaston, ému.

      — Le comte avait disparu… et je restais seule avec l'enfant à laquelle je venais de donner le jour.

      — Que fîtes-vous?

      La jeune femme mordit ses lèvres avec rage.

      —Ah! je n'eus pas une seconde d'hésitation, Monsieur, je le jure, répondit-elle; quand je m'aperçus que le bonheur rêvé s'était effondré, que je n'avais plus rien à espérer du misérable qui m'avait si indignement trompée, il se fit en moi une révolution soudaine, inattendue… Le mépris remplaça l'amour presque instantanément, et à la place de l'amant disparu, je ne vis plus que l'enfant qui n'avait pas demandé à naître et à laquelle je résolus de consacrer ma vie tout entière!…

      — Voilà qui était bien.

      — Sans doute, et Dieu m'est témoin que je l'eusse fait comme je l'avais résolu; seulement, j'avais compté sans mon père!…

      — Comment?

      — Depuis quelques jours il était de retour; il avait demandé à quitter la marine pour entrer dans le service des arsenaux. Il ignorait ma honte; mais quelqu'un se chargea de l'en instruire, et alors…

      — Qu'arriva-t-il?

      — Une nuit… j'étais seule… mon enfant dormait près de moi, je travaillais avec acharnement pour gagner le pain de chaque jour… et, en même temps, pour amasser la petite somme qui devait me permettre de fuir et de me dérober à la colère de mon père; j'étais presque heureuse à cette perspective de me retrancher du monde, ne pouvant croire qu'aucun obstacle pût m'empêcher de mettre mon projet à exécution, quand tout à coup la porte de ma chambre s'ouvrit brusquement, et deux hommes en franchirent le seuil.

      — Quels étaient ces hommes?

      — L'un était mon père… l'autre un de ses anciens camarades, que j'avais déjà vu une fois ou deux et qui commandait le cutter de l'État qui fait le service de la côte. Je me levai, le coeur glacé, avec une subite appréhension du danger, et je me précipitai vers le berceau, pour défendre mon enfant, que je croyais surtout menacée! Mais mon père me prit brutalement par le bras, et, pendant qu'il me nouait un bâillon sur la bouche, son compagnon me garrottait énergiquement, de façon à rendre tout cri et tout mouvement impossibles.

      Quelques heures plus tard le cutter de l'État me déposait au pied du phare où je pénétrais pour n'en plus sortir!…

      — Mais votre enfant?…

      — Je n'en ai pas eu de nouvelles.

      — Quoi! votre père ne vous a pas dit…

      — Pendant dix années, Monsieur, nous avons vécu ici, l'un près de l'autre, sans échanger une parole. J'ai pleuré, j'ai supplié, j'ai menacé. Cent fois, sous ses yeux, j'ai fait le mouvement de me précipiter sur les rochers du phare, et il est resté muet, plus terrible que s'il m'eût accablée de reproches ou tuée de sa main vengeresse.

      —

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