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pénétra jusqu'au coeur du jeune officier.

      Jamais peut-être, en raison des circonstances exceptionnelles où il se trouvait, jamais il ne s'était senti si troublé.

      La jeune femme qui était devant lui pouvait avoir trente ans au plus; elle était grande, élancée, élégante, et rien ne saurait rendre l'expression saisissante qui se dégageait par instants, de ses deux grands yeux bruns!

      Elle portait une toilette à la mode, robe blanche avec des noeuds cerise, ample crinoline, des mitaines sur une main blanche et effilée; une fanchon en dentelles noires sur de magnifiques cheveux blonds.

      Gaston la regardait et ne savait que penser de cette singulière apparition.

      Toutefois, il se remit bientôt, et s'inclinant respectueusement:

      — Pourquoi voulez-vous que je vous garde rancune? répliqua-t-il après un court silence. J'ai aperçu les signaux que l'on nous envoyait de loin; j'ai pensé qu'il y avait ici des malheureux à secourir, et je me suis empressé de venir à votre appel. Dites- moi, de grâce, ce qu'il faut que je fasse, et ce que vous attendez de moi?…

      À cette question, un nuage assombrit le front de la jeune femme, et un soupir gonfla sa poitrine.

      — Qu'avez-vous? Parlez! insista Gaston; ne disiez-vous pas qu'il s'est accompli cette nuit, ici, un drame terrible?

      — En effet.

      — De quoi s'agit-il?

      — Venez! venez! Monsieur, répondit la jeune femme, et quand vous aurez vu, vous comprendrez mieux de quelle effroyable épreuve je sortais, quand j'ai appelé à mon secours.

      Et saisissant avec autorité le bras de son interlocuteur, elle l'entraîna vers un endroit de la chambre qu'éclairait obliquement une meurtrière creusée dans l'énorme épaisseur du mur.

      Instinctivement, Gaston se prit à frissonner.

      Il y avait là une longue boîte posée sur deux escabeaux, et qui rappelait vaguement la forme d'un cercueil.

      C'était sinistre.

      — Qu'est-ce à dire? balbutia-t-il, la gorge serrée. Pour toute réponse, la jeune femme souleva, d'une main nerveuse, le couvercle du cercueil, et montra un cadavre dont le visage seul apparaissait sous le blanc suaire qui l'enveloppait.

      — Grand Dieu!… fit Gaston — quel est ce malheureux?

      — Mon père, répondit la jeune femme s'affaissant sur ses genoux.

      Gaston prit sa tête entre ses doigts et garda le silence.

      Tout un monde de sensations inconnues s'était emparé de son être; il osait à peine sonder le drame mystérieux qui ne lui était révélé que par son effroyable dénouement.

      Il resta ainsi un long moment silencieux et morne, et ce ne fut qu'au bout de quelques minutes qu'il releva le front et se prit à regarder la jeune femme.

      Celle-ci était toujours agenouillée, les mains jointes, l'oeil attaché au cercueil.

      Il lui tendit la main, la releva et la fit asseoir à ses côtés.

      — Je comprends ce que vous avez dû souffrir, dit-il alors en cherchant à l'éloigner de ce triste tableau. Y a-t-il longtemps que votre père était malade?

      — Mon père est un ancien capitaine d'armes de la marine américaine, Monsieur, répondit la jeune femme; pendant de longues années, il ne s'est ressenti d'aucun malaise; mais le séjour de ce phare lui a été fatal.

      — Son service ne devait pas être bien pénible?

      — Non, sans doute… Mais songez quelle a dû être sa vie, depuis dix ans qu'il n'est pas descendu à terre.

      Gaston fit un mouvement et eut un geste étonné.

      — Dix ans, dites-vous! s'écria-t-il; il y a dix ans que votre père habite ici?

      — Oui, Monsieur.

      — Je croyais que les gardiens ne devaient, à l'État qu'un service intermittent.

      — Cela est vrai, mais mon père avait demandé et obtenu la faveur de ne pas quitter le phare.

      — Voilà une singulière vocation.

      — Oh! il ne s'agit pas de vocation, Monsieur, répartit vivement la jeune femme d'un ton amer; car ce n'est pas le métier de gardien qu'il remplissait, mais bien celui de geôlier.

      — De geôlier! fit Gaston. Et quel prisonnier pouvait-il garder dans cette tour?

      — Sa fille, Monsieur…

      Cette fois, le commandant se leva de son siège, en proie à un sentiment dont il ne put dissimuler la vivacité, et c'est avec une sorte d'intérêt douloureux qu'il se prit à regarder la jeune femme.

      — Ainsi, dit-il, sans cesser de l'observer, voilà dix années que, vous-même, vous êtes enfermée dans ce phare?

      — Oui, Monsieur.

      — Vous ne l'avez jamais quitté?

      — Jamais!

      — Et c'est contre votre gré que l'on vous a…

      — Sur l'âme de ma mère, sur la tête de mon enfant, oui. Monsieur!… J'ai été jetée ici de force, la nuit du 20 mars 1841, garrottée et bâillonnée, comme une voleuse ou une fille perdue… et depuis dix années… dix années, vous entendez bien!, … j'ai vécu entre ces murailles épaisses, avec ce même horizon implacable de granit et de bronze, sans un jour de répit, sans une heure, une seconde d'espoir… Ce que j'ai pleuré, ce que j'ai prié… un seul homme le sait… il est là, c'est mon père!… il a été impitoyable… Ah! Dieu m'est témoin que je ne désirais pas sa mort! Vingt fois, au contraire, la pensée m'est venue de me précipiter du haut de la lanterne, et d'aller me briser le crâne contre les rochers que la mer découvre à marée basse… mais quoi, j'ai reculé… j'avais dans la vie un devoir sacré à remplir… Il y a quelque part un être qui a peut-être besoin de moi et qui m'attend! et cela m'a arrêtée.

      La jeune femme avait prononcé ces paroles d'un accent incisif et mordant, le sein gonflé, les ongles enfoncés dans les dentelles de sa fanchon.

      Sur les derniers mots, elle parut se troubler. Une lueur sombre sillonna son regard, ses sourcils se contractèrent.

      — Et puis, ajouta-t-elle en baissant la voix, cela ne pouvait durer toujours, n'est-ce pas? Il y a une loi de nature à laquelle toute créature humaine est fatalement soumise, et je savais bien qu'un jour la mort interviendrait! Mon père était déjà bien âgé quand il vint ici, et je n'avais qu'à attendre.

      — Malheureuse! interrompit vivement Gaston! Ah! ne parlez pas ainsi, ne vous abandonnez pas de la sorte; je ne veux voir dans cette exaltation que l'effet de l'émotion cruelle…

      La jeune femme fit entendre un ricanement qui amena un frisson à la peau de Gaston de Pradelle et lui communiqua un moment l'idée qu'elle pouvait bien être atteinte de folie.

      La vie qu'elle avait menée depuis dix années, l'isolement, le chagrin, mille autres causes mystérieuses avaient pu ébranler son cerveau, et il n'était pas impossible que sa raison eût subi une secousse fatale.

      Mais il ne garda pas longtemps cette illusion; la jeune femme s'était probablement douté de ce qui se passait en lui, elle venait de se rapprocher, et droite, calme, l'oeil limpide et clair, elle s'était prise à sourire d'un air à la fois ironique et doux.

      — Non! non!… dit-elle d'un ton bien posé, je ne suis pas folle, quoique l'on ait tout fait pour que je le devinsse; et tenez, écoutez-moi, Monsieur: je n'ai aucune raison de vous cacher qui je suis, ni ce que je suis: de plus, j'aurai tout à l'heure à réclamer de vous un service que vous hésiteriez à rendre à une insensée. Prêtez-moi donc, je vous prie, quelques minutes d'attention, et je vous dirai, comme si je parlais à Dieu même, la faute qui est dans mon

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