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il leva les yeux sur son père qui l'examinait attentivement, puis sur sa mère, dont la physionomie grave lui causa quelque appréhension. Il aurait bien voulu questionner Julien, mais on l'aurait entendu, et il ne voulait pas laisser deviner son inquiétude. Quand le souper fut terminé, Frédéric se leva pour sortir; Bonard le retint.

      «Reste là, Frédéric; j'ai à te parler.»

      Frédéric se rassit.

      BONARD.—Tu sais qu'il manque une dinde dans le troupeau de Julien?

      FRÉDÉRIC, troublé.—Non, mon père; je ne le savais pas.

      BONARD.—Julien t'en a donné le compte quand tu l'as envoyé en commission.

      FRÉDÉRIC.—Je ne pense pas, mon père; je ne m'en souviens pas.

      JULIEN.—Comment, tu as oublié que nous les avons comptées ensemble au retour des champs, et qu'avant de partir pour le moulin je t'ai répété que le troupeau était au complet, qu'il y en avait quarante-sept?

      FRÉDÉRIC.—Je ne me le rappelle pas; je n'y ai seulement pas fait attention.

      JULIEN.—C'est triste pour moi; c'est la seconde fois que tu oublies, et cela me donne l'air d'un menteur, d'un négligent et d'un ingrat vis-à-vis de M'sieur et de Mme Bonard.

      BONARD.—Non, mon pauvre garçon, je ne te juge pas si sévèrement; depuis un an que tu es chez moi, tu m'as toujours servi de ton mieux, et je te crois un bon et honnête garçon.

      JULIEN.—Merci bien, M'sieur; si je manque à mon service, ce n'est pas par mauvais vouloir, certainement.

      BONARD.—Je reviens à Frédéric. Comment se fait-il que tu oublies deux fois de suite une chose aussi importante pourtant?

      FRÉDÉRIC.—Mais, papa, je ne suis pas chargé des dindes; cela regarde Julien.

      BONARD.—Je le sais bien; mais par intérêt pour lui, qui est si complaisant pour toi, tu aurais dû faire attention à ce qu'il te disait pour le compte de ses dindes. Et puis, comment se fait-il que les deux fois que Julien n'a plus son compte pendant que tu l'envoies en commission, je vois rôder autour de la ferme ce polisson d'Alcide que je t'avais défendu de fréquenter?

      FRÉDÉRIC, embarrassé.—Je n'en sais rien; je ne le vois plus, vous le savez bien.

      BONARD, sévèrement.—Je sais, au contraire, que tu continues à le voir malgré ma défense, et qu'on vous a vus ensemble bien des fois. Mais, écoute-moi. Tu sais que je n'aime pas à frapper. Eh bien, je te dis très sérieusement que je te punirai d'importance la première fois qu'on t'aura vu avec ce mauvais sujet. Je ne veux pas que tu fasses de mauvaises connaissances. Entends-tu?»

      Frédéric baissa la tête sans répondre.

      Bonard sortit pour faire boire ses chevaux. Julien aida Mme Bonard à laver la vaisselle, à tout mettre en place; Frédéric resta seul, pensif et troublé.

       Table des matières

       Table des matières

      Peu de jours après, Julien était aux champs, faisant paître ses dindes, lorsqu'un homme qu'il ne connaissait pas s'approcha du troupeau et le regarda attentivement. Il s'approcha de Julien.

      L'HOMME.—Eh! pétite! C'était à toi ces grosses hanimals?

      —Non, M'sieur» répondit Julien, surpris de l'accent de l'étranger.

      L'HOMME.—Pétite, jé voulais acheter ces grosses hanimals; j'aimais beaucoup les turkeys.

      Julien ne répondit pas: il ne comprenait pas ce que voulait cet homme qui parlait si mal le français.

      L'ANGLAIS.—Eh? pétite! tu n'entendais pas moi?

      JULIEN.—J'entends bien, M'sieur mais je ne comprends pas.

      L'ANGLAIS.—Tu comprénais pas, pétite nigaude? jé disais j'aimais bien les turkeys.

      JULIEN.—Oui, M'sieur.

      L'ANGLAIS.—Eh bien?

      JULIEN.—Eh bien, M'sieur, je ne comprends pas.

      L'ANGLAIS, impatienté.—Tu comprénais pas turkeys? Tu savoir pas parler, alors.

      JULIEN.—Si fait. M'sieur; je parle bien le français, mais pas le turc.

      L'ANGLAIS, de même.—Pétite himbécile! jé parlais français comme toi, jé parlais pas turk. Et jé té disais: jé voulais acheter ces grosses hanimals, ces grosses turkeys.

      JULIEN. riant.—Ah! bien, je comprends. M'sieur appelle mes dindes des Turcs. Et M'sieur veut les avoir?

      L'ANGLAIS.—Eh oui! pétite! Combien elles coûtaient?

      JULIEN.—Elles ne sont pas à moi. M'sieur; je ne peux pas les vendre.

      L'ANGLAIS.—Où c'est on peut les vendre?

      JULIEN.—A la ferme, M'sieur; Mme Bonard.

      L'ANGLAIS.—Où c'est Madme Bonarde?

      JULIEN.—Là-bas, M'sieur. Derrière ce petit bois, à droite, puis à gauche.

      L'ANGLAIS.—Oh! moi pas connaître et moi pas trouver Madme Bonarde. Viens, pétite, tu vas montrer Madme Bonarde.

      JULIEN.—Je ne peux pas quitter mes dindes, M'sieur. Il faut que je les fasse paître.

      L'ANGLAIS.—Pêtre? Quoi c'est, pêtre?

      JULIEN.—Paître, manger. Je ne les rentre que le soir.

      L'ANGLAIS.—Moi, jé comprends pas très bien. Toi manger toutes les grosses turkeys? Aujourd'hui?

      JULIEN.—Non, M'sieur... Adieu, M'sieur.»

      Et Julien, ennuyé de la conversation de l'Anglais, le salua et fit avancer les dindons; l'Anglais le suivit. Julien eut beau s'arrêter, marcher, aller de droite et de gauche, l'Anglais ne le quittait pas. Julien, un peu troublé de cette obstination, et craignant que cet étranger ne lui enlevât une ou deux de ses dindes, les dirigea du côté de la ferme pour appeler quelqu'un à son aide.

      Au moment où il allait tourner au coin du petit bois, il aperçut un jeune garçon qui en sortait, se dirigeant aussi vers la ferme.

      Julien appela.

      «Eh! par ici, s'il vous plaît! un coup de main pour rentrer plus vite mes dindes.»

      Le garçon se retourna; Julien reconnut Alcide. Il regretta de l'avoir appelé. Alcide accourut près de Julien, et à son tour reconnut l'Anglais, qu'il salua.

      ALCIDE.—Que me veux-tu, Julien? Tu ne m'appelles pas souvent, et pourtant je ne demande pas mieux que de t'obliger.

      JULIEN.—Tu sais bien, Alcide, que mon maître nous défend, à Frédéric et à moi, de causer avec toi. Si je t'ai appelé aujourd'hui, c'est pour m'aider à ramener à la ferme mes dindes qui s'écartent; elles sentent que ce n'est pas encore leur heure.

      ALCIDE.—Et pourquoi es-tu si pressé de les rentrer?

      JULIEN.—Parce que je me méfie de cet homme qui s'obstine à me suivre depuis deux heures; je ne sais pas ce qu'il me veut. Je ne comprends pas son jargon.

      ALCIDE.—C'est un brave homme, va; il ne te fera pas de mal, au contraire.

      JULIEN.—Comment le connais-tu?

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