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Plus fort que la haine. Léon de Tinseau
Читать онлайн.Название Plus fort que la haine
Год выпуска 0
isbn 4064066086633
Автор произведения Léon de Tinseau
Жанр Языкознание
Издательство Bookwire
Vers le milieu de l'automne, tout fut terminé, et Sénac put s'enorgueillir d'être le gentilhomme le mieux logé de la Provence et du Languedoc. Quant à savoir à quelle somme se monta la dépense, rien n'est plus facile pour qui voudra s'en donner la peine, car on ne vit jamais comptable plus rangé. Tous les états, métrés, factures acquittées et documents quelconques remplissent quatre ou cinq tiroirs de sa bibliothèque. L'addition seule reste encore à faire.
La première série des invités à la pendaison de la crémaillère se composa des villageois et des pauvres des environs. La journée débuta par l'inauguration d'un établissement tout neuf, élevé dans un coin du parc séparé du reste de l'enclos, et comprenant une école, un logement pour les sœurs, avec un hôpital en miniature. C'était le cadeau de noces du comte à sa femme.
Un banquet, présidé par les châtelains continua la fête. Le soleil n'était plus très haut quand Albert se leva pour porter son toast. Il le termina en informant ses auditeurs qu'ils pourraient, chaque dimanche, revenir se promener et jouer aux boules sous ces ombrages.
Personne ne répondit, ce qui est une bonne fortune rare en pareil cas; mais en voyant les yeux de la plupart des convives mouillés de larmes, Thérèse et son mari eurent lieu de croire qu'ils venaient de résoudre la fameuse question sociale, tout au moins dans leur domaine.
Le lendemain ce fut le tour de la noblesse de la région; mais ici, les choses ne prenaient pas si bonne tournure. Sans s'en douter, le jeune ménage avait mis le feu aux quatre coins du pays en établissant la liste de ses visites avec des éliminations nombreuses. Quinze ou vingt familles qui travaillaient patiemment à s'anoblir depuis un demi-siècle, jugeant que rien n'est mieux fait que ce qu'on fait soi-même, poussèrent des cris de rage quand elles virent la calèche des Sénac filer devant leur porte sans faire halte. La chose produisit un si grand tapage que les gens de vieille roche eux-mêmes, du moins certains d'entre eux, jugèrent bon de prévenir les imprudents châtelains de l'orage qu'ils amoncelaient sur leurs têtes. Mais Albert tint bon et déclara que, ne s'estimant pas de moins bonne maison que ses ancêtres, il entendait ne pas se montrer plus coulant sur ses relations qu'ils n'eussent été. Rien ne put l'en faire démordre.
Les dédaignés ne purent qu'aboyer à distance. Mais, avec les Cadaroux, dont l'habitation n'était séparée du château que par les trente ou quarante maisons du petit village le conflit devait être forcément plus aigu. Le vieux Bouscatié Saturnin, devenu châtelain de fait, en l'absence des châtelains de droit éloignés de leur domaine et à peu près oubliés depuis trois quarts de siècle, ne s'était pas fait d'illusion sur la conséquence que pourrait avoir pour lui et les siens le retour des ci-devant seigneurs du pays. Auprès de la demeure grandiose, encore embellie, de ses voisins, quelle mine allait avoir sa maison aux enjolivures criardes, son luxe économique de petit bourgeois? Que devenait, à côté des grands équipages armoriés, à la livrée correcte, sa calèche attelée d'un cheval massif, conduite par un jardinier en casquette cirée, et que néanmoins on commençait à saluer jusqu'à terre? Cet homme dont l'ambition égalait l'intelligence, ce qui n'était pas peu dire, gros marchand de bois, suppléant du juge de paix du canton, membre de la minorité républicaine du conseil de sa commune, avait entrevu l'avenir d'un seul coup d'œil, le jour où l'on avait appris le mariage d'Albert et son intention de rouvrir le vieux château. Le soir même, il était rentré plus sombre qu'à l'ordinaire dans sa maison qui lui semblait subitement devenue très petite, et, tout en chauffant ses mains à la flamme du foyer modeste, il avait prononcé d'une voix sourde cet oracle gros d'orages:
—La tranquillité du pays est finie!
Alors, entre sa femme et sa fille suspendues à ses lèvres, comme il arrivait toujours quand Saturnin parlait, ce perspicace bourgeois entama le chapitre de ses craintes.
La mère, matrone de soixante ans aux cheveux encore tout noirs, ne répondit rien, mais ses yeux jetaient des flammes à chacune des invectives que son mari lançait contre l'aristocrate maudit. Elle était Corse d'origine, ainsi que le rappelait son prénom de Lætitia. Cadaroux, lors d'un voyage qu'il avait dû faire dans l'île pour son commerce de bois, l'avait compromise, croyant avoir encore affaire avec une montagnarde des Cévennes à l'humeur facile. Mais, quand il avait voulu revenir en France, laissant Ariane sur son rocher, toute une légion de frères et de cousins lui avait donné à choisir entre le mariage et un nombre fantastique de coups de stylet dans le cœur et de balles dans la tête. Saturnin avait épousé, comme de juste, et la belle Lætitia était devenue «maîtresse Cadaroux», sans être plus heureuse pour cela, disait la chronique du lieu, car les frères et les cousins n'étaient plus là pour protéger leur parente contre un mari souvent hargneux.
Reine Cadaroux, l'aînée des deux enfants, vieille fille atrocement aigrie par sa laideur et les déceptions essuyées dans plusieurs tentatives matrimoniales, était le portrait de son père au double point de vue du corps et de l'esprit. Quand il eut exhalé toute son amertume, elle dit à son tour:
—C'est la faute de grand-père. Il n'avait qu'à garder le château, puisqu'il l'avait acheté; voilà où mènent de sots scrupules.
—Ma fille, répondit le «magistrat», titre qu'il se donnait à lui-même, vu sa suppléance, les scrupules sont respectables. D'ailleurs, sache que le seul entretien des toits coûte à nos voisins un millier d'écus, bon an mal an. Fais le compte de la dépense depuis 1814, et tu découvriras que ton grand-père ne fut point un sot.
Le «fils Cadaroux», Fortunat par son prénom, membre stagiaire du barreau de Marseille, n'était pas là pour prendre part à l'entretien. C'était un grand jeune homme au teint pâle, au regard souvent perdu dans le vague, qu'on accusait de n'avoir pas l'esprit très solide, sous prétexte qu'il aimait à se promener tout seul, la nuit, en gesticulant et en parlant haut. La vérité est qu'il était au moins étrange, qu'il faisait des vers comme un félibre, et qu'il s'affranchissait volontiers de la présence de ses parents et de sa sœur, toujours prêts à faire assaut sur lui de moqueries et de querelles.
Fortunat, qui préférait une ballade à un dossier et les sentiers des bords du Rhône aux couloirs du Palais de Justice, n'était jamais longtemps sans faire une fugue à Sénac. La première fois qu'il y vint après l'arrivée du comte et de la comtesse, il tomba au milieu d'une discussion de famille, soulevée par la question de savoir si les Cadaroux préviendraient leurs nouveaux voisins, ou attendraient leur visite. Le père, chez qui le bon sens l'emportait quand il était à froid, tenait pour le premier parti. Reine éclata d'une indignation furieuse.
—Les prévenir! s'écria-t-elle. Jamais! Ce serait une honte!
D'ailleurs, ils ont plus besoin de nous que nous n'avons besoin d'eux.
—Mère, qu'en penses-tu? demanda le vieux à sa femme.
Lætitia, toujours en extase devant son fils, lui renvoya l'interrogation.
—Qu'en pense l'enfant? dit-elle.
—Je pense que vous n'avez pas le choix, fit le jeune homme avec un pli amer aux lèvres. Il dépend bien de vous de les prévenir, mais non pas qu'ils vous préviennent. S'ils avaient dû nous visiter, ils n'auraient pas attendu si longtemps. Je regrette de ne pas voir la comtesse, qu'on dit si belle!
—Tu lui feras des vers sur sa beauté, ricana Reine d'une voix qui sonnait faux comme un instrument hors d'usage.
—Peut-être! répondit Fortunat, les yeux fixés dans le vide, si elle est telle qu'on le