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la petite maison de l'avenue de Boulaq où, me voyant pleurer d'inquiétude sur mon frère, il m'a dit:—Voulez-vous que je reste pour Christian[1]?

      [Note 1: Les événements auxquels cette lettre fait allusion sont racontés dans un livre précédemment publié avec ce titre: Sur le Seuil.]

      »Et il resta, vous vous en souvenez, le cher! bien qu'on l'attendît en France et qu'il risquât de perdre une grosse somme—qu'il a perdue d'ailleurs. Il resta… et vous aviez raison: ce n'était pas mon pauvre Christian qui le retenait au Caire!

      »Mais le plus dangereux, c'était de pénétrer de nouveau, appuyée sur son bras, dans ces ruines de Louqsor, où j'ai passé, je crois, l'heure la plus douloureuse de ma vie. Car c'est là que j'ai vu combien j'étais aimée et combien j'allais aimer, moi, la fiancée promise à Dieu, moi dont le pauvre cœur était déjà suspendu devant l'autel, comme ces ex voto de vermeil qu'on attache à la muraille sainte, et qui ne saignent pas, ceux-là!… Mon Dieu! que j'étais malheureuse! Et vous, méchante, vous m'aviez laissée m'engager seule dans le labyrinthe de granit; vous aviez peur des chauves-souris et des serpents. Ah! le véritable serpent, ce jour-là, était une horrible femme dont je ne veux pas écrire le nom. Que Dieu lui pardonne la mort de mon frère et le crime que j'ai commis, grâce à elle, en doutant de l'être le plus loyal qui existe.

      »Cet homme est plus qu'un homme: il fait mentir la sagesse et l'expérience humaines. Avec lui la réalité dépasse le rêve; la prose est plus douce que la poésie; le bonheur de la veille paraît incomplet auprès du bonheur du lendemain. Ah! comme il eut raison de me ramener ici! Maintenant, je vois clair dans mon âme et dans la sienne—qui ne sont qu'une seule âme, à vrai dire. Tout ce qu'il m'avait promis, annoncé, est en train de s'accomplir. Oui, je le reconnais. Si j'ai fui, d'abord, vers la divine perfection, loin du monde, c'est que je désespérais d'y trouver—misérable orgueil!—une créature digne de moi. Et voilà, qu'au contraire, je me sens indigne de lui, tellement indigne! Le but de ma vie, après le ciel, sera de diminuer la distance qui nous sépare.

      »Mon Dieu! quel bien nous allons faire et comme nous allons être heureux! Ce matin je lui disais:

      »—Pour ce qui est du bonheur, je suis tranquille: je vous ai! Mais ma grande crainte est de n'être pas assez utile en ce monde. Je sais bien que nous sommes assez riches pour faire des bonnes œuvres. Alors ce ne sera pas nous qui serons utiles; ce sera notre argent.

      »Il a ri de ce qu'il appelle mon sophisme.

      »—Nous ferons quelque chose de bien plus considérable et de bien plus difficile que de fonder un hospice ou de recueillir des orphelines, a-t-il répondu. Nous montrerons à l'humanité ce que c'est qu'un bon ménage selon Dieu et selon le monde. Depuis vingt ou trente ans, je doute qu'on en ait vu beaucoup, tandis qu'on trouverait à cette heure, dans les seuls couvents de Paris, plusieurs centaines de religieuses réunissant toutes les vertus et toutes les qualités de l'espèce. Convenez qu'une de plus n'y aurait pas fait grand'chose. Vous serez bien plus utile en faisant voir au monde l'échantillon perdu de la grande dame d'autrefois, je parle de ces femmes tout à la fois sérieuses et charmantes, reines par le pouvoir de la situation et de l'esprit, qui furent nos aïeules. Faut-il mettre en compte les exemples de la bonne chrétienne que vous serez? Donc ne regrettez pas l'avenue Kléber. Vous avez fait de moi le plus heureux des hommes en la quittant, de même que vous en auriez fait le plus misérable en refusant d'en sortir.

      »Vous allez dire que mon très indulgent mari conduit la modestie de sa femme à une mauvaise école. C'est son affaire; mon devoir est d'accepter avec joie ces petites démonstrations d'amitié qui rapprochent les cœurs et servent à faire l'agrément d'une douce société. Reconnaissez-vous, dans ces paroles, notre ami saint François de Sales? Peut-être que non, car elles ne sont point tirées des chapitres que vous me lisiez souvent, jadis, pendant que je brodais la fameuse chasuble, sans me douter qu'elle embellirait la messe de mon mariage et non pas celle de ma prise d'habit. Dieu l'a voulu; je le sais, j'en suis sûre: je l'en remercierai jusqu'à mon dernier soupir.

      »Vers la fin d'avril, nous serons à Sénac et je vous raconterai le voyage que nous achevons. C'est la même contrée, les mêmes paysages, les mêmes ruines, les mêmes obélisques; mais tout cela est éclairé autrement. Il me semble que je revois au grand soleil des lieux que j'avais visités une première fois au clair de lune. Rien ne vaut le soleil; mais ne disons pas de mal de la douce et mélancolique Phébé. Ce serait de l'ingratitude la plus noire.

      »Chère amie, sachez que deux noms ne sont guère sortis de ma pensée depuis que nous sommes en Égypte: celui de mon pauvre frère Christian et celui de ma bonne et fidèle Kathleen, qui fut, par son zèle, sa prudence et la permission de Dieu, l'ouvrière de mon bonheur. Allez! nous ne nous quitterons plus, cher témoin de mes douleurs et de mes joies.

      »Combien il me tarde de vous revoir et de faire connaissance avec ce vieux château, avec ce village et les braves gens qui l'habitent! Annoncez-leur que nous serons très peu Parisiens, et que nous leur donnerons le meilleur de notre temps.

      »Votre amie,

      »THÉRÈSE.»

      II

       Table des matières

      Le voyageur que l'express emporte vers Marseille aperçoit la masse grandiose du château de Sénac, sur la rive opposée du Rhône, entre Montélimart et Orange. L'habitation a subi le sort commun des demeures seigneuriales de ce pays, que les guerres de religion traitèrent aussi rudement qu'aucun pays de France. Elle porte les traces profondes du fer et du feu. Mais les châteaux d'alors—et aussi les châtelains—étaient bâtis pour tenir tête aux horions. La grosse tour semble encore guetter l'approche des lansquenets ennemis, se glissant à l'improviste par les chemins de chèvre étagés sur les coteaux du Rhône. Elle pourrait conter l'effroyable saut de plus d'un prisonnier catholique ou huguenot, à qui, «pour descendre en ceste mode, plus auraient fait de proufict aisles que iambes». Ainsi parlent les chroniqueurs du temps, peu coutumiers de sensiblerie.

      Vers le milieu du XVIIe siècle, une habitation moderne s'est soudée à la vieille tour restaurée à grands frais; tel on voit un guerrier blanchi sous le harnais, mais encore vert, marier sa gloire à la beauté d'une jeune épouse couronnée de grâce. L'habitation, malgré tout passablement austère, occupe avec ses dépendances une bande de terrain fortement incliné que bordent, au pied, le cours du Rhône et, au sommet, l'ancienne route de poste. La cour d'entrée, les communs, le château, les parterres, le potager remplissent la zone horizontale, située sur la hauteur. Le reste du terrain, planté de chênes encore jeunes, descend jusqu'au chemin de halage par une pente assez raide. Une enceinte à peu près carrée clôt la propriété dont la surface approche de cinquante hectares, presque entièrement rebelles à la culture. Aussi les habitants du petit village, faisant allusion à la dépense de cette muraille de trois quarts de lieue répètent volontiers:

      —L'écorce de Sénac vaut mieux que la châtaigne.

      Il y a cinquante ans, la malle-poste passait chaque jour devant la grille armoriée qui forme un côté de la cour d'honneur du château. Mais, depuis l'établissement de la grande ligne ferrée qui longe l'autre rive du Rhône, les châtelains, moins favorisés que jadis, doivent quitter le train à la station située en face de la vieille tour et traverser le fleuve en bac pour entrer chez eux, à moins qu'ils ne veuillent affronter l'interminable lenteur des embranchements de la rive droite. Le progrès, comme la vertu, a ses côtés incommodes.

      Les ouvrages spéciaux écrits pour les voyageurs citent le panorama du donjon de Sénac parmi les plus beaux du midi de la France. A l'est, le Rhône et sa vallée, encore étroite, forment le premier plan, magnifique tapis de verdure, où se détache la broderie plus pâle du feuillage de l'olivier qui commence à paraître. Au delà s'arrondit l'amphithéâtre majestueux du Grésivaudan et des Alpes, appuyé à droite sur le Ventoux désolé et neigeux. Parfois, dans les pures soirées d'automne, un géant inconnu se dresse un instant parmi

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