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l'ouest, la vue moins réjouie n'a pour se reposer que le paysage austère et tourmenté des Cévennes. Les aspects les plus divers se trouvent mélangés comme au hasard. D'étroits vallons, parés d'une riche culture, sont encaissés dans la sécheresse désolée de collines granitiques aux contours anguleux. Sur les plateaux, la garrigue monotone déroule son vêtement de bruyères et d'arbustes rabougris, sans autre habitation que la cabane en pierres grises du berger, seul habitant de ce désert sauvage. Des hameaux se cachent, de loin en loin, parmi d'énormes châtaigniers à la cime arrondie. Et l'horizon est fermé bientôt par des ondulations médiocres assez hautes cependant pour empêcher le regard de découvrir la chaîne du Tanargue et du Gerbier des Joncs. Tels ces importuns sans valeur et sans mérite qu'on voit détourner à leur profit l'attention du vulgaire, en empêchant d'admirer le génie.

      Depuis l'époque où Laurent, comte de Sénac, maréchal de camp des armées du roi, restaurait sa vieille tour et élevait sous son abri la demeure actuelle, ce lieu pittoresque fut rarement honoré de la résidence et même de la visite de ses maîtres. Gaston de Sénac, fils du précédent, moitié homme de guerre, moitié diplomate, mais par-dessus tout courtisan renforcé, disait à qui voulait l'entendre: «Le plus beau point de vue que je connaisse au monde est celui de l'orangerie de Versailles, quand le roi descend le grand escalier au milieu d'une cinquantaine de jolies femmes. Le paysage qu'on aperçoit de mon logis des bords du Rhône vient ensuite, autant qu'il m'en souvient, car je ne l'ai pas contemplé depuis l'âge de quinze ans.»

      Une belle dame lui demandant un jour pourquoi il ne mettait jamais les pieds dans ce site merveilleux, le galant gentilhomme répondit:

      —Pour deux raisons: la première, que je ne vous y verrais pas; la seconde, que l'air du lieu est malsain pour nous autres. Depuis cinq cents ans, il y est mort plus de cinquante Sénac, hommes ou femmes.

      Le plus curieux c'est qu'il y mourut lui-même, durant un séjour—absolument forcé—qu'il dut y faire après un mot trop spirituel sur la Pompadour. Il mourut un peu de vieillesse et beaucoup du chagrin de ne plus voir le roi, maladie qui n'était pas sans exemple à cette époque. De nos jours ce sont les rois qui pourraient être malades, assez souvent, de ne plus voir leurs sujets.

      Le fils de ce courtisan à la langue trop leste et à l'âme trop sensible, suivit les princes en émigration et ne rentra en France qu'avec eux. Après son départ, le château, mis en vente comme bien de proscrit, fut acheté par un marchand de fagots du village, nommé Cadaroux, lequel fit l'emplette, comme de juste, à un prix avantageux. Au moment où l'aïeul d'Albert, à peine revenu à Paris dans l'état-major du comte de Provence, allait s'informer s'il était possible de rentrer dans son bien, il vit poindre chez lui un bourgeois bien vêtu, à la mine papelarde, qui lui proposait le rachat, au prix coûtant, du château, du parc et des dépendances. Par précaution il apportait les titres de propriété dans sa poche. Cet exemple rare de probité arracha des cris d'admiration à tout le monde, et d'envie à quelques-uns moins bien partagés que l'heureux Sénac. Celui-ci voulait présenter son bienfaiteur, comme il l'appelait, à Sa Majesté, et ne parlait rien moins que de lui faire donner une sous-préfecture, le jugeant sur sa mine fort entendu aux affaires, ce qu'il était en effet. Mais le bonhomme refusa tous les honneurs et demanda seulement qu'on l'expédiât au plus vite, se disant fort pressé de regagner la «maisonnette» qu'il avait fait bâtir non loin du château. Admirant ses goûts modestes, le comte de Sénac lui fit compter la somme, serra les titres de la propriété redevenue sienne, et reconduisit lui-même son bienfaiteur à la diligence, avec mille cadeaux pour sa femme et pour ses enfants.

      Quelques semaines plus tard, quand le trop confiant gentilhomme fit à son tour le voyage pour contempler son domaine qu'il n'avait pas vu depuis vingt ans et plus, il trouva son parc, célèbre dans tout le Languedoc par ses chênes séculaires, tondu comme un champ d'avoine après la moisson. L'honnête Cadaroux avait négligé de lui apprendre qu'il avait coupé tout le bois qui pouvait servir, ne fût-ce qu'à fabriquer des échalas. Cette opération, accomplie sans bruit, avait remboursé deux fois l'acquisition, en dehors du remboursement en espèces. Résultat, en faveur de Cadaroux: deux cent bonnes mille livres, sans compter la «maisonnette» qui était et qui est encore un petit château ne faisant point trop mauvaise figure à côté du grand. Depuis ce temps-là, le brave homme fut connu dans tout le pays sous le sobriquet significatif de Bouscatié (coupeur de bois), que sa famille conservait encore à l'époque de cette histoire.

      Voilà comment le Sénac d'alors entendait les affaires. Le nôtre, ou plutôt celui de Thérèse de Quilliane, se montrait fidèle aux traditions, même quant aux goûts de résidence. Mais, pour lui, l'éloignement, d'abord, ne fut pas volontaire. Privé très jeune de ses parents, il était tombé entre les mains, fort dignes d'ailleurs, d'un tuteur assez mûr et encore plus maniaque. Cet excellent vidame, ainsi qu'on l'appelait dans le Faubourg parce que le titre semblait fait pour lui, se croyait en pleine province durant les six mois qu'il passait à sa terre de Brie, à deux heures de Paris, jugeant Lyon, Toulouse ou Bordeaux comme des possessions coloniales, visitées seulement par les Mungo-Park et les René Caillié de son époque. Jusqu'à sa sortie du collège, Albert n'avait entendu parler de son domaine patrimonial que comme d'une île inconnue, habitée, sinon par des cannibales, au moins par des tribus étrangères à toute civilisation. De l'explorer par lui-même, il ne pouvait avoir l'idée. Le vieux tuteur, qui n'était pas solide et se croyait encore plus malade qu'il n'était, poussait les hauts cris quand son neveu demandait la permission d'aller dîner à Saint-Germain. En réalité, c'était le jeune qui était le tuteur de l'autre.

      Quand le bonhomme fut tombé en enfance, accident qui suivit de près la reddition de ses comptes à son pupille, celui-ci eut quelque liberté, mais il n'en abusa point. Toutefois, poussé un beau matin par le démon des grandes aventures, il s'embarqua pour Sénac où il arriva sain et sauf, le soir même, un peu surpris que la route fût si peu longue et plus surpris encore qu'on entendit le français, ou à peu près, dans le département de l'Ardèche. A dire le vrai, la surprise alla jusqu'à la désillusion. Les fleurs, les arbres, les animaux, tout, jusqu'aux êtres humains eux-mêmes, ressemblait d'une façon désespérante à ce qu'Albert avait vu chez son tuteur, entre Meaux et Lagny.

      Le château lui parut fort triste, non sans cause. Au dedans, les pièces dégageaient un parfum d'abandon qui serrait l'âme. Au dehors il pleuvait, ce qui empêcha le visiteur de jouir de son parc impénétrable autant qu'une forêt vierge, car, depuis les exploits de Bouscatié Ier, les arbres replantés avaient eu tout le loisir d'emmêler leurs branches et de faire disparaître les allées, comme pour noyer dans l'oubli des jours néfastes.

      Le village tout entier fit grand accueil au descendant des anciens seigneurs, sauf toutefois les Cadaroux que ce retour malencontreux allait faire descendre au second rang, du premier qu'ils occupaient. Déjà on leur adressait leurs lettres au «château de Sénac», absolument comme si le vieux manoir n'eût été qu'une grange. On était loin du temps où Cadaroux, le coupeur de chênes, parlait de sa «maisonnette» en tournant dans ses doigts les bords graisseux de son feutre. Quant aux paysans, ils espéraient une restauration prochaine du souverain légitime, moitié par intérêt, moitié par affection traditionnelle pour une race qui ne leur avait fait que du bien, quand elle leur avait fait quelque chose. Mais Albert comprenait de reste qu'un de ses aïeux fût mort d'ennui dans cet endroit que l'absence de soleil rendait lugubre, ainsi qu'il arrive pour les plus beaux sites du Midi. La santé de son oncle lui servit de prétexte pour ne faire qu'une apparition à Sénac, prétexte assez fallacieux, car le vieillard était dans l'incapacité la plus absolue de distinguer les moustaches de la sœur Félicité, sa garde-malade, des moustaches plus longues mais non plus fournies de son beau neveu.

      Cependant le jeune comte revint l'année suivante. Cette fois une lumière d'or inondait la plaine, et le séjour lui parut ce qu'il était en effet, c'est-à-dire une merveille d'éclat et de pittoresque. Mais il avait à peine eu le temps d'admirer le point de vue de sa tour, que les métayers firent queue chez lui, sachant qu'il ne fallait pas compter sur une longue visite de leur maître. A la fin de la journée, quand il additionna le total des sommes demandées pour augmenter ou consolider les édifices, rétablir les clôtures, améliorer les chemins,

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