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reins.

      La flotte musulmane vire de bord pour aller embarquer les fuyards. Il y a des chevaux là-bas, criai-je à mes dragons. Allons les prendre. Nous abordons; les chasseurs nous suivent, et, à coups de mousqueton, c'est à qui démontera un cavalier. Le lendemain, après avoir passé la nuit sur le champ de bataille, l'armée se remit en marche.

      Comme j'avais assez de la navigation, et que je ne tenais pas à plaire davantage à mademoiselle Sylvie, je me joignis à l'infanterie et à l'artillerie attelée, avec 200 de mes dragons maintenant à cheval; les autres suivaient, dans les djermes prises la veille à l'ennemi.

      On marcha sans relâche pendant huit jours en suivant la rive gauche du Nil. Huit jours de privations et de souffrances, car la provision de riz et de biscuit que chaque homme avait reçue en partant d'Alexandrie était épuisée.

      Le blé ne manquait pourtant pas, on campait au milieu des meules, mais on n'avait ni moulin pour broyer le grain, ni four pour le faire cuire. Nos chevaux seuls en profitaient. Des lentilles, des dattes, des pastèques, tel était le fond de la nourriture de l'armée, nourriture qui empêche de mourir de faim, mais qui ne satisfait pas les estomacs français, habitués au pain. Quant au vin, c'était chose inconnue. J'avais appris de longue date à supporter la faim, je restai parfois vingt-quatre heures sans manger et sans me plaindre: hélas! j'étais du petit nombre de ceux que le pays des Pharaons intéressait, et qui avaient gardé leur belle humeur.

      Cette expédition lointaine faisait à nos soldats l'effet d'une déportation. L'armée était plutôt mécontente que démoralisée. Après s'être couverte de gloire en Italie, elle trouvait inutile d'en venir chercher encore et si loin, sous un ciel de feu. Le général en chef l'avait gâtée par ses louanges; elle l'en remerciait en murmurant contre lui. Les généraux et les officiers criaient le plus haut et le plus fort. Tous regrettaient l'Europe aux campagnes verdoyantes, tous maudissaient l'Afrique aux sables brûlants.

      J'en ai entendu qui accusaient les savants attachés à l'expédition d'être cause de tout le mal. On ne vient ici, disaient-ils, que pour servir d'escorte à des gens curieux d'inscriptions incompréhensibles. Le Caire n'existe pas, c'est une bourgade comme Damanhour ou un puits d'eau saumâtre comme Bedah. J'ai vu des soldats quitter leurs rangs, tomber sur le sable et se laisser égorger par les Bédouins qui harcelaient l'armée et venaient nous tirer à vingt-cinq pas. J'en ai vu se brûler la cervelle. Ce n'était plus les tourments de la soif, nous longions le Nil et chaque soir on pouvait s'y baigner au risque des crocodiles. C'était la démence occasionnée par les insolations; les chapeaux de feutre et les casques de cuivre ne préservent pas la tête contre un soleil aussi ardent. J'ai compris alors l'usage du turban chez les Orientaux.

      Le 21 juillet (3 thermidor) nous quittâmes au milieu de la nuit Omm-Dynar où nous avions fait halte la veille. Au point du jour, nous vîmes à notre gauche, au delà du Nil, les hauts minarets du Caire, dans les feux du soleil levant, et à notre droite, au loin dans le désert, les pyramides de Gizèh, gigantesques monuments qui remontent aux premiers temps d'une grande civilisation dont nous ne pouvons avoir qu'une faible idée aujourd'hui. À mesure que nous avançons, elles grandissent et semblent de véritables montagnes. À leurs pieds, dans la plaine, sur les deux rives du fleuve, fourmille une multitude qui garde le village d'Embabéh. Une ligne de dix mille cavaliers mameluks couverts de fer et d'acier comme des chevaliers du moyen âge, sont rangés en bataille sur une seule ligne qui n'en finit pas. Derrière eux leurs vingt mille servants, puis des bataillons d'infanterie massés dans une redoute gardée par 40 pièces de canon; des hordes de Bédouins, au nombre de vingt ou trente mille, galopent dans la plaine; des milliers de tentes s'étendent sur la rive du Nil. Sous un grand sycomore, est dressée celle de Mourad-Bey. Le voilà entouré de ses kiachefs, tous resplendissants d'or et de pierreries. Là-bas, de l'autre côté du Nil couvert des djermes mamelukes, Ibrahim-Bey campe avec un millier d'hommes, ses femmes, ses richesses, ses serviteurs et ses esclaves. C'est presque une autre armée.

      Bonaparte commande de faire halte. Il voudrait donner le temps à ses colonnes de se reposer; mais l'ennemi s'ébranle. Un détachement de mameluks arrive sur nous, ventre à terre. J'étais à l'avant-garde et, depuis que je voyais ces guerriers bardés de fer, je mourais d'envie de savoir ce qu'ils savaient faire dans le combat. J'allais courir à leur rencontre quand je reçois l'ordre de me replier avec mes dragons, et de me tenir derrière l'artillerie; j'enrage, mais j'obéis. Une volée à mitraille força ce détachement à rétrograder. Ils se replient en bon ordre sur leur ligne de bataille. Bonaparte à cheval parcourt les rangs, et, le visage rayonnant d'enthousiasme, s'écrie en montrant les pyramides: «Soldats! songez que du haut de ces monuments quarante siècles vous contemplent!» Puis il forme, avec ses cinq divisions, cinq carrés de six rangs de profondeur. Derrière, les grenadiers en peloton; l'artillerie aux angles, la cavalerie, les bagages et les généraux au centre. Ces carrés sont mouvants, deux côtés marchent sur le flanc, pour être prêts à faire front sur toutes les faces quand le carré sera chargé. C'est ainsi que l'armée entière, semblable à cinq citadelles hérissées de baïonnettes, ayant la faculté de se mouvoir dans tous les sens, s'avance à l'ennemi.

      Le général en chef, après s'être assuré, au moyen d'une lunette, que l'artillerie musulmane qui défend le passage du Nil, est montée sur des affûts de siége et ne peut par conséquent se déplacer, ordonne un mouvement sur la droite, hors de la portée du canon, et marche sur Mourad et ses mameluks. Personne ne se plaignait plus, au contraire. Comme je flanquais avec mes hommes un des côtés du carré, j'entendis un de mes dragons demander à Guidamour:

      —Dis-donc, camarade, est-ce que ça a des yeux, un siècle?

      —Citoyen Léonidas, répondit Guidamour, un siècle ne peut avoir des yeux, puisque c'est une chose inanimée, un laps de cent ans. En disant que quarante fois cent ans, ce qui fait, sauf erreur, quatre mille ans, nous contemplent, ça veut dire que nous devons nous montrer dignes des héros de l'antiquité, et délivrer leur pays du joug des oppresseurs, enfin c'est une métaphore.

      —Une métaphore? Je ne connais pas ça.

      Une masse énorme de mameluks accourait sur nous. La division fit halte et forma le carré.

      —Assez causé pour le moment, il s'agit de recevoir ce tas de faignants, dit mon érudit brosseur en montrant à son camarade, d'un air de mépris, la plus belle cavalerie du monde. Ils se précipitaient sur nous avec l'impétuosité de l'ouragan. C'était une charge de huit mille mameluks à soutenir. Notre division, engagée dans les palmiers, fut un instant ébranlée par ce choc violent. Mais le carré se forme et ne présente plus qu'une muraille de baïonnettes.

      Les mameluks galopent et tourbillonnent autour de cette citadelle vivante qui vomit la mort. Ils reviennent à la charge, se jettent sur les baïonnettes, veulent les trancher à coups de sabre, déchargent leurs pistolets à bout portant, hurlent de colère, nous lancent leurs armes à la tête; quelques-uns des plus intrépides retournent leurs chevaux et les renversent sur nos grenadiers, qui cèdent sous le poids des cadavres. Une quarantaine d'entre eux s'ouvre ainsi un passage. N'en déplaise à Guidamour, ce n'était certes pas là des faignants, c'étaient de braves et rudes adversaires. L'occasion de me mesurer avec eux était enfin venue. Je m'élançai à leur rencontre avec mes hommes.

       Table des matières

      Je m'attaque au premier venu, et du premier coup, ma latte de dragon se brise sur sa cotte de mailles. Il lève les bras pour me sabrer; je ne lui en donne pas le temps, je me jette sur lui, et le tenant au corps, je roule avec lui dans la poussière. C'était un gaillard fort et agile, mais je ne suis pas des plus faibles, ni des plus maladroits: je le maintins sous moi et le serrai jusqu'à l'étrangler.

      —Otez-vous de là, mon colonel, me criait Guidamour, que je lui fasse son affaire!

      C'était

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